Saturday, November 29, 2008

Essais 1, Ch 1

Chapitre 1

Par divers moyens on arrive à pareille fin

LA plus commune façon d'amollir les coeurs de ceux qu'on a offensés, lors qu'ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur merci, c'est de les émouvoir par soumission, à commisération et à pitié : Toutefois la braverie, la constance, et la résolution, moyens tous contraires, ont quelquesfois servi à ce même effet.

Edouard Prince de Galles, celui qui régenta si long temps notre Guyenne : personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur ; ayant été bien fort offensé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut être arrêté par les cris du peuple, et des femmes, et enfants abandonnés à la boucherie, lut criant merci, et se jettant à ses pieds : jusqu'à ce que passant toujours outre dans la ville, il apperçut trois gentils-hommes Français, qui d'une hardiesse incroyable soutenaient seuls l'effort de son armée victorieuse. La considération et le respect d'une si notable vertu, reboucha premièrement la pointe de sa colère : et commença par ces trois, à faire miséricorde à tous les autres habitants de la ville.

Scanderberch, Prince de l'Epire, suivant un soldat des siens pour le tuer, et ce soldat ayant essayé par toute espèce d'humilité et de supplication de l'appaiser, se résolut à toute extrémité de l'attendre l'ééee au poing : cette sienne résolution arrêta sus bout la furie de son maître, qui pour lui avoir vu prendre un si honorable parti, le reçut en grâce. Cet exemple pourra souffrir autre interprétation de ceux, qui n'auront lu la prodigieuse force et vaillance de ce Prince là.

L'Empereur Conrad troisième, ayant assiegé Guelphe Duc de Bavières, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu'on lui offrît, que de permettre seulement aux gentils-femmes qui estaient assiègées avec le Duc, de sortir leur honneur sauve, à pied, avec ce qu'elles pourraient emporter sur elles. Elles d'un coeur magnanime, s'avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfans, et le Duc même. L'Empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu'il en pleura d'aise, et amortit toute cette aigreur d'inimitié mortelle et capitale qu'il avoit portée contre ce Duc : et dès lors en avant traita humainement lui et les siens. L'un et l'autre de ces deux moyens m'emporterait aisément : car j'ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et mansuétude : Tant y a, qu'à mon avis, je serais pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu'à l'estimation. Si est la pitié passion vicieuse aux Stoiques : Ils veulent qu'on secoure les affligés, mais non pas qu'on fléchisse et compatisse avec eux.

Or ces exemples me semblent plus à propos, d'autant qu'on voit ces ames assaillies et essayées par ces deux moyens, en soutenir l'un sans s'ébranler, et courber sous l'autre. Il se peut dire, que de rompre son coeur à la commisération, c'est l'effet de la facilité, débonnaireté, et mollesse : d'où il advient que les natures plus faibles, comme celles des femmes, des enfans, et du vulgaire, y sont plus sujettes. Mais (ayant eu à dédain les larmes et les pleurs) de se rendre à la seule révérence de la sainte image de la vertu, que c'est l'effet d'une âme forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur mâle, et obstinée. Toutefois ès âmes moins généreuses, l'étonnement et l'admiration peuvent faire naître un pareil effet : Témoin le peuple Thébain, lequel ayant mis en Justice d'accusation capitale, ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avait été prescrit et préordonné, absolut à toute peine Pelopidas, qui pliait sous le faix de telles objections, et n'employait à se garantir que requêtes et supplications : et au contraire Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par lui faites, et à les reprocher au peuple d'une façon fière et arrogante, il n'eut pas le coeur de prendre seulement les balotes en main, et se départit : l'assemblée louant grandement la hautesse du courage de ce personnage.

Dionysius le vieil, après des longueurs et difficultés extrêmes, ayant pris la ville de Rège, et en icelle le Capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l'avait si obstinément défendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dit premièrement, comment le jour avant, il avoit fait noyer son fils, et tous ceux de sa parenté. A quoi Phyton répondit seulement, qu'ils en estaient d'un jour plus heureux que lui. Après il le fit dépouiller, et saisir à des Bourreaux, et le traîner par la ville, en le fouettant très ignominieusement et cruellement : et en outre le chargeant de félonnes paroles et contumelieuses. Mais il eut le courage toujours constant, sans se perdre. Et d'un visage ferme, allait au contraire ramentevant à haute voix, l'honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n'avoir voulu rendre son pays entre les mains d'un tyran : le menaçant d'une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armée, qu'au lieu de s'animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mépris de leur chef, et de son triomphe : elle allait s'amollissant par l'étonnement d'une si rare vertu, et marchandait de se mutiner, et même d'arracher Phyton d'entre les mains de ses sergents, fit cesser ce martyre : et à cachettes l'envoya noyer en la mer.

Certes c'est un sujet merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l'homme : il est malaisé d'y fonder jugement constant et uniforme. Voila Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort animé, en considération de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeait seul de la faute publique, et ne requerait autre grâce que d'en porter seul la peine. Et l'hôte de Scylla, ayant usé en la ville de Peruse de semblable vertu, n'y gagna rien, ni pour soi, ni pour les autres.

Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardis des hommes et si gracieux aux vaincus Alexandre, forçant après beaucoup de grandes difficultés la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandait, de la valeur duquel il avait, pendant ce siège, senti des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes despecées, tout couvert de sang et de plaies, combattant encores au milieu de plusieurs Macédoniens, qui le chamaillaient de toutes parts : et lui dit, tout piqué d'une si chère victoire (car entre autres dommages, il avoit reçu deux fraîches blessures sur sa personne) Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis : fais état qu'il te faut souffrir toutes les sortes de tourments qui se pourront inventer contre un captif. L'autre, d'une mine non seulement assurée, mais rogue et altière, se tint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre voyant l'obstination à se taire : A il flechi un genou ? lui est-il échappé quelque voix suppliante ? Vraiement je vainquerai ce silence : et si je n'en puis arracher parole, j'en arracherai au moins du gémissement. Et tournant sa colère en rage, commanda qu'on lui perçât les talons, et le fit ainsi traîner tout vif, déchirer et démembrer au cul d'une charrette.

Serait-ce que la force de courage lui fut si naturelle et commune, que pour ne l'admirer point, il la respectât moins ? ou qu'il l'estimât si proprement sienne, qu'en cette hauteur il ne put souffrir de la voir en un autre, sans le dépit d'une passion envieuse ? ou que l'impétuosité naturelle de sa colère fut incapable d'opposition ?

De vrai, si elle eut reçu bride, il est à croire, qu'en la prise et désolation de la ville de Thèbes elle l'eut reçue : à voir cruellement mettre au fil de l'épée tant de vaillants hommes, perdus, et n'ayant plus moyen de défense publique. Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut vu ni fuyant, ni demandant merci. Au rebours cherchant, qui çà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux : les provoquant à les faire mourir d'une mort honorable. Nul ne fut vu, qui n'essayât en son dernier soupir, de se venger encore : et à tout les armes du désespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemi. Si ne trouva l'affliction de leur vertu aucune pitié et ne suffit la longueur d'un jour à assouvir sa vengeance. Ce carnage dura jusque à la dernière goute de sang épandable : et ne s'arrêta qu'aux personnes déarmées, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves.

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