Thursday, December 18, 2008

Essais 1, ch 18

CHAPITRE XVIII
Qu'il ne faut juger de notre heur qu'après la mort

Scilicet ultima semper
Expectanda dies homini est; dicique beatus
Ante obitum nemo, supremaque funera debet
.

Les enfants savent le conte du Roy Croesus à ce propos : lequel ayant été pris par Cyrus, et condamné à la mort, sur le point de l'exécution, il s'écria, O Solon, Solon : Cela rapporté à Cyrus, et s'étant enquis que c'était à dire, il lui fit entendre, qu'il verifiait lors à ses dépens l'avertissement qu'autrefois lui avait donné Solon : que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeller heureux, jusques à ce qu'on leur ait vu passer le dernier jour de leur vie, pour l'incertitude et varieté des choses humaines, qui d'un bien léger mouvement se changent d'un état en autre tout divers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'un qui disait heureux le Roy de Perse, de ce qu'il était venu fort jeune à un si puissant état : Oui-mais, dit-il, Priam en tel âge ne fut pas malheureux. Tantôt des Roys de Macédoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s'en fait des menuisiers et greffiers à Rome : des tyrans de Sicile, des pédants à Corinthe : d'un conquérant de la moitié du monde, et Empereur de tant d'armées, il s'en fait un misérable suppliant des belitres officiers d'un Roy d'Ægypte : tant coûta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie. Et du temps de nos pères ce Ludovic Sforce dixième Duc de Milan, sous qui avait si long temps branslé toute l'Italie, on l'a vu mourir prisonnier à Loches : mais après y avoir vécu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle Royne, veuve du plus grand Roy de la Chrestienté, vient elle pas de mourir par la main d'un Bourreau ? indigne et barbare cruauté ! Et mille tels exemples. Car il semble que comme les orages et tempêtes se piquent contre l'orgueil et hautaineté de nos bâtiments, il y ait aussi là haut des esprits envieux des grandeurs de ça bas.

Usque adeo res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces sævasque secures
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.

Et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier jour de notre vie, pour montrer sa puissance, de renverser en un moment ce qu'elle avait bâti en longues années ; et nous fait crier après Laberius, Nimirum hac die una plus vixi, mihi quàm vivendum fuit.

Ainsi se peut prendre avec raison, ce bon avis de Solon. Mais d'autant que c'est un Philosophe, à l'endroit desquels les faveurs et disgrâces de la fortune ne tiennent rang, ni d'heur ni de malheur : et sont les grandeurs, et puissances, accidents de qualité à peu pres indifférente, je trouve vraisemblable, qu'il ait regardé plus avant ; et voulu dire que ce même bonheur de notre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d'un esprit bien né, et de la résolution et assurance d'une âme réglée ne se doive jamais attribuer à l'homme, qu'on ne lui ait vu jouer le dernier acte de sa comédie : et sans doute le plus difficile. En tout le reste il y peut avoir du masque : Ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidents ne nous essayant pas jusques au vif, nous donnent loisir de maintenir toujours notre visage rassis. Mais à ce dernier rôle de la mort et de nous, il n'y a plus que faindre, il faut parler Français ; il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot.

Nam veræ voces tum demum pectore ab imo
Ejiciuntur, et eripitur persona, manet res
.

Voila pourquoi se doivent à ce dernier trait toucher et éprouver toutes les autres actions de notre vie. C'est le maître jour, c'est le jour juge de tous les autres : c'est le jour, dit un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort l'essai du fruit de mes études. Nous verrons là si mes discours me partent de la bouche, ou du coeur.

J'ai vu plusieurs donner par leur mort réputation en bien ou en mal à toute leur vie. Scipion beau-père de Pompeius rabilla en bien mourant la mauvaise opinion qu'on avait eu de lui jusques alors. Epaminondas interrogé lequel des trois il estimait le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soi-même : Il nous faut voir mourir, dit-il, avant que d'en pouvoir résoudre. De vrai on déroberait beaucoup à celui là, qui le poserait sans l'honneur et grandeur de sa fin. Dieu l'a voulu comme il lui a plu : mais en mon temps trois les plus exécrables personnes, que je connusse en toute abomination de vie, et les plus infâmes, ont eu des morts reglées, et en toute circonstance composées jusques à la perfection.

Il est des morts braves et fortunées. Je lui ai vu trancher le fil d'un progrès de merveilleux avancement : et dans la fleur de son croît, à quelqu'un, d'une fin si pompeuse, qu'à mon avis ses ambitieux et courageux desseins, n'avaient rien de si haut que fut leur interruption. Il arriva sans y aller, ou il prétendait, plus grandement et glorieusement, que ne portait son désir et espérance. Et devança par sa chute, le pouvoir et le nom, ou il aspirait par sa course.

Au jugement de la vie d'autrui, je regarde toujours comment s'en est porté le bout, et des principaux études de la mienne, c'est qu'il se porte bien, c'est a dire quietement et sourdement.

Essais 1, ch 17

CHAPITRE XVII
De la peur

Obstupui, steteruntque comæ, et vox faucibus hæsit.

Je ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent) et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous, mais tant y a que c'est une étrange passion : et disent les médecins qu'il n'en est aucune, qui emporte plutôt notre jugement hors de sa due assiette. De vrai, j'ai vu beaucoup de gens devenus insensés de peur : et au plus rassis il est certain pendant que son accès dure, qu'elle engendre de terribles éblouissements. Je laisse à part le vulgaire, à qui elle représente tantôt les bisaïeuls sortis du tombeau enveloppés en leur suaire, tantôt des Loups-garoups, des Lutins, et des Chimeres. Mais parmi les soldats même, où elle devrait trouver moins de place, combien de fois à elle changé un troupeau de brebis en escadron de corselets ? des roseaux et des cannes en gendarmes et lanciers ? nos amis en nos ennemis ? et la croix blanche à la rouge ?

Lors que Monsieur de Bourbon prit Rome, un port'enseigne, qui était à la garde du bourg saint Pierre, fut saisi de tel effroi à la première alarme, que par le trou d'une ruine il se jeta, l'enseigne au poing, hors la ville droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville ; et à peine en fin voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se ranger pour le soutenir, estimant que ce fut une sortie que ceux de la ville fissent, il se reconnut, et tournant tête rentra par ce même trou, par lequel il était sorti, plus de trois cens pas avant en la campagne. Il n'en advint pas du tout si heureusement à l'enseigne du Capitaine Julle, lors que Saint Paul fut pris sur nous par le Comte de Bures et Monsieur du Reu. Car étant si fort éperdu de frayeur, que de se jeter à tout son enseigne hors de la ville, par une canonnière, il fut mis en pièces par les assaillants. Et au même siège, fut mémorable la peur qui serra, saisit, et glaça si fort le coeur d'un gentilhomme, qu'il en tomba raide mort par terre à la brèche, sans aucune blessure.

Pareille rage pousse par fois toute une multitude. En l'une des rencontres de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent d'effroi deux routes opposites, l'une fuyait d'où l'autre partait.

Tantôt elle nous donne des ailes aux talons, comme aux deux premiers : tantôt elle nous cloue les pieds, et les entrave : comme on lit de l'Empereur Théophile, lequel en une bataille qu'il perdit contre les Agarenes, devint si étonné et si transi, qu'il ne pouvait prendre parti de s'enfuir : adeo pavor etiam auxilia formidat : jusques à ce que Manuel l'un des principaux chefs de son armée, l'ayant tirassé et secoué, comme pour l'éveiller d'un profond somme, lui dit : Si vous ne me suivez je vous tuerai : car il vaut mieux que vous perdiez la vie, que si étant prisonnier vous veniez à perdre l'Empire.

Lors exprime elle sa dernière force, quand pour son service elle nous rejette à la vaillance, qu'elle a soustraite à notre devoir et à notre honneur. En la première juste bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le Consul Sempronius, une troupe de bien dix mille hommes de pied, qui prit l'épouvante, ne voyant ailleurs par où faire passage à sa lâcheté, s'alla jeter au travers le gros des ennemis : lequel elle perça d'un merveilleux effort, avec grand meurtre de Carthaginois : achetant une honteuse fuite, au même prix qu'elle eut eu une glorieuse victoire. C'est ce dequoi j'ai le plus de peur que la peur.

Aussi surmonte elle en aigreur tous autres accidents.

Quelle affection peut être plus âpre et plus juste, que celle des amis de Pompeius, qui étaient en son navire, spectateurs de cet horrible massacre ? Si est-ce que la peur des voiles Egyptiennes, qui commençaient à les approcher, l'étouffa de manière, qu'on a remarqué, qu'ils ne s'amusèrent qu'à hâter les mariniers de diligenter, et de se sauver à coups d'aviron ; jusques à ce qu'arrivés à Tyr, libres de crainte, ils eurent loi de tourner leur pensée à la perte qu'ils venaient de faire, et lâcher la bride aux lamentations et aux larmes, que cette autre plus forte passion avait suspendues.

Tum pavor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat.

Ceux qui auront été bien frottés en quelque étour de guerre, tous blessés encore et ensanglantés, on les ramène bien le lendemain à la charge. Mais ceux qui ont conçu quelque bonne peur des ennemis, vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux qui sont en pressante crainte de perdre leur bien d'être exilés, d'être subjugués, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le manger, et le repos. Là où les pauvres, les bannis, les serfs, vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et tant de gens, qui de l'impatience des pointures de la peur, se sont pendus, noyés, et précipités, nous ont bien appris qu'elle est encores plus importune et plus insupportable que la mort.

Les Grecs en reconnaissent une autre espèce, qui est outre l'erreur de notre discours : venant, disent-ils, sans cause apparente, et d'une impulsion céleste. Des peuples entiers s'en voyent souvent frappés, et des armées entières. Telle fut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse désolation. On n'y oyait que cris et voix effrayés : on voyait les habitants sortir de leurs maisons, comme à l'alarme, et se charger, blesser et entretuer les uns les autres, comme si ce fussent ennemis, qui vinssent à occuper leur ville. Tout y était en désordre, et en fureur : jusques à ce que par oraisons et sacrifices, ils eussent appaisé l'ire des dieux. Ils nomment cela terreurs Paniques.

Essais 1, ch 16

CHAPITRE XVI
Un traict de quelques Ambassadeurs

J'OBSERVE en mes voyages cette pratique, pour apprendre toujours quelque chose, par la communication d'autrui (qui est une des plus belles écoles qui puisse être) de ramener toujours ceux, avec qui je confère, aux propos des choses qu'ils savent le mieux.

Basti al nocchiero ragionar de' venti,
Al bifolco dei tori, et le sue piaghe
Conti'l guerrier, conti'l pastor gli armenti.

Car il advient le plus souvent au contraire, que chacun chosit plutôt à discourir du métier d'un autre que du sien : estimant que c'est autant de nouvelle réputation acquise : témoin le reproche qu'Archidamus fit à Periander, qu'il quittait la gloire d'un bon médecin, pour acquérir celle de mauvais poète.

Voyez combien Cesar se déploie largement à nous faire entendre ses inventions à bâtire ponts et engins : et combien au prix il va se serrant, où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduite de sa milice. Ses exploits le vérifient assez capitaine excellent : il se vut faire connaître excellent ingénieur ; qualité aucunement étrangère.

Le vieil Dionysius était très grand chef de guerre, comme il convenait à sa fortune : mais il se travaillait à donner principale recommendation de soi, par la poésie : et si n'y savait guère. Un homme de vacation juridique, mené ces jours passés voir une étude fournie de toutes sortes de livres de son métier, et de tout autre métier, n'y trouva nulle occasion de s'entretenir : mais il s'arrêta à gloser rudement et magistralement une barricade logée sur la vis de l'étude, que cent capitaines et soldats reconnaîssent tous les jours, sans remarque et sans offense.

Optat ephippia bos piger, optat arare caballus.

Par ce train vous ne faites jamais rien qui vaille.

Ainsi, il faut travailler de rejetter toujours l'architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste chacun à son gibier. Et à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subjet de toutes gens, j'ai accoutumé de considérer qui en sont les écrivains : Si ce sont personnes, qui ne fassent autre profession que de lettrès, j'en apprends principalement le style et le langage : si ce sont médecins, je les crois plus volontiers en ce qu'ils nous disent de la température de l'air, de la santé et complexion des Princes, des blessures et maladies : si Jurisconsultes, il en faut prendre les controverses des droits, les lois, l'établissement des polices, et choses pareilles : si Théologiens, les affaires de l'Eglise, censures Ecclésiastiques, dispences et mariages : si courtisans, les meurs et les cérémonies : si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les déductions des exploits où ils se sont trouvés en personne : si Ambassadeurs, les menées, intelligences, et praticques, et manière de les conduire.

A cette cause, ce que j'eusse passé à un autre, sans m'y arrêter, je l'ai posé et remarqué en l'histoire du Seigneur de Langey, très-entendu en telles choses. C'est qu'après avoir conté ces belles remontrances de l'Empereur Charles cinquième, faites au consistoire à Rome, présent l'Evêque de Macon, et le Seigneur du Velly nos Ambassadeurs, où il avait mêlé plusieurs paroles outrageuses contre nous ; et entre autres, que si ses Capitaines et soldats n'étaient d'autre fidelité et suffisance en l'art militaire, que ceux du Roy, tout sur l'heure il s'attacherait la corde au col, pour lui aller demander miséricorde. Et de ceci il semble qu'il en crut quelque chose : car deux ou trois fois en sa vie depuis il lui advint de redire ces mêmes mots. Aussi qu'il défia le Roy de le combatre en chemise avec l'épée et le poignard, dans un batteau. Ledit Seigneur de Langey suivant son histoire, ajoute que lesdicts Ambassadeurs faisant une dépêche au Roy de ces choses, lui en dissimulerent la plus grande partie, mêmes lui celerent les deux articles précédents. Or j'ai trouvé bien étrange, qu'il fut en la puissance d'un Ambassadeur de dispenser sur les avertissemens qu'il doit faire à son maître, même de telle conséquence, venant de telle personne, et dits en si grand' assemblée. Et m'eut semblé l'office du serviteur être, de fidelement représenter les choses en leur entier, comme elles sont advenuës : afin que la liberté d'ordonner, juger, et choisir demeurast au maître. Car de lui alterer ou cacher la verité, de peur qu'il ne la preigne autrement qu'il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauvais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires, cela m'eut semblé appartenir à celui, qui donne la loi, non à celui qui la reçoit, au curateur et maître d'école, non à celui qui se doit penser inférieur, comme en autorité, aussi en prudence et bon conseil. Quoi qu'il en soit, je ne voudrai pas être servi de cette façon en mon petit fait.

Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque prétexte, et usurpons sur la maîtrise : chacun aspire si naturellement à la liberté et autorité, qu'au superieur nulle utilité ne doibt être si chère, venant de ceux qui le servent, comme lui doit être chère leur simple et naive obéissance.

On corrompt l'office du commander, quand on y obéit par discrétion, non par subjection. Et P. Crassus, celui que les Romains estimèrent cinq fois heureux, lors qu'il était en Asie consul, ayant mandé à un Ingénieur Grec, de lui faire mener le plus grand des deux mâts de Navire, qu'il avait vu à Athenes, pour quelque engin de batterie, qu'il en voulait faire. Cetuy cy sous titre de sa science, se donna loi de choisir autrement, et mena le plus petit, et selon la raison de art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment oui ses raisons, lui fit très-bien donner le fouet : estimant l'intérêt de la discipline plus que l'intérêt de l'ouvrage.

D'autre part pourtant on pourrait aussi considérer, que cette obeïssance si contrainte, n'appartient qu'aux commandements précis et prefix. Les Ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs parties dépend souverainement de leur disposition. Ils n'exécutent pas simplement, mais forment aussi, et dressent par leur conseil, la volonté du maître. J'ai vu en mon temps des personnes de commandement, repris d'avoir plutôt obéi aux paroles des lettres du Roy, qu'à l'occasion des affaires qui étaient près deux.

Les hommes d'entendement accusent encore aujourd'hui, l'usage des Roys de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenans, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance. Ce delai, en une si longue étendue de domination, ayant souvent apporté des notables dommages à leurs affaires.

Et Crassus, écrivant à un homme du métier, et lui donnant avis de l'usage auquel il destinait ce mât, semblait-il pas entrer en confèrence de sa déliberation, et le convier à interposer son décrêt ?

Essais 1, ch 15

CHAPITRE XV
De la punition de la couardise

J'OUIS autrefois tenir à un Prince, et trèsgrand Capitaine, que pour lâcheté de coeur un soldat ne pouvait être condamné à mort : lui étant à table fait récit du procès du Seigneur de Vervins, qui fut condamné à mort pour avoir rendu Boulogne.

A la vérité c'est raison qu'on face grande différence entre les fautes qui viennent de notre faiblesse, et celles qui viennent de notre malice. Car en celles ici nous nous sommes bandés à notre escient contre les règles de la raison, que nature a empreintes en nous : et en celles là, il semble que nous puissions appeller à garant cette même nature pour nous avoir laissé en telle imperfection et défaillance. De manière que prou de gens ont pensé qu'on ne se pouvait prendre à nous, que de ce que nous faisons contre notre conscience : Et sur cette règle est en partie fondée l'opinion de ceux qui condamnent les punitions capitales aux hérétiques et mécréans : et celle qui établit qu'un Avocat et un Juge ne puissent être tenus de ce que par ignorance ils ont failli en leur charge.

Mais quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la châtier par honte et ignominie. Et tient-on que cette règle a été premièrement mise en usage par le législateur Charondas : et qu'avant lui les lois de Grece punissaient de mort ceux qui s'en étaient fuis d'une bataille : là où il ordonna seulement qu'ils fussent par trois jours assis emmi la place publique, vêtus de robe de femme : espérant encores s'en pouvoir servir, leur ayant fait revenir le courage par cette honte. Suffundere malis hominis sanguinem quam effundere. Il semble aussi que les lois Romaines punissaient anciennement de mort, ceux qui avaient fui. Car Ammianus Marcellinus dit que l'Empereur Julien condamna dix de ses soldats, qui avaient tourné le dos à une charge contre les Parthes, à être dégradés, et apres à souffrir mort, suivant, dit-il, les lois anciennes. Toutes-fois ailleurs pour une pareille faute il en condamne d'autres, seulement à se tenir parmi les prisonniers sous l'enseigne du bagage. L'âpre châtiment du peuple Romain contre les soldats échappés de Cannes, et en cette même guerre, contre ceux qui accompagnèrent Cn. Fulvius en sa défaite, ne vint pas à la mort.

Si est-il à craindre que la honte les désespère, et les rende non froids amis seulement, mais ennemis.

Du temps de nos Pères le Seigneur de Franget, jadis Lieutenant de la compagnie de Monsieur le Maréchal de Chastillon, ayant par Monsieur le Maréchal de Chabannes été mis Gouverneur de Fontarabie au lieu de Monsieur du Lude, et l'ayant rendue aux Espagnols, fut condamné à être dégradé de noblesse, et tant lui que sa posterité declaré roturier, taillable et incapable de porter armes : et fut cette rude sentence executée à Lyon. Depuis souffrirent pareille punition tous les gentils-hommes qui se trouvèrent dans Guyse, lors que le Conte de Nansau y entra : et autres encore depuis.

Toutesfois quand il y aurait une si grossière et apparente ou ignorance ou couardise, qu'elle surpassât toutes les ordinaires, ce serait raison de la prendre pour suffisante preuve de méchanceté et de malice, et de la châtier pour telle.

Essais 1, ch 14

CHAPITRE XIV
On est puni pour s'opiniâtrer en une place sans raison

LA vaillance a ses limites, comme les autres vertus : lesquels franchis, on se trouve dans le train du vice : en manière que par chez elle on se peut rendre à la témérité, obstination et folie, qui n'en sait bien les bornes, malaisés en vérité à choisir sur leurs confins. De cette considération est née la coutume que nous avons aux guerres, de punir, voire de mort, ceux qui s'opiniâtrent à défendre une place, qui par les règles militaires ne peut être soutenue. Autrement sous l'espérance de l'impunité il n'y aurait poullier qui n'arrêtât une armée. Monsieur le Connestable de Mommorency au siège de Pavie, ayant été commis pour passer le Tesin, et se loger aux fauxbourgs S. Antoine, étant empêché d'une tour au bout du pont, qui s'opiniâtra jusques à se faire battre, fit pendre tout ce qui était dedans : Et encore depuis accompagnant Monsieur le Dauphin au voyage delà les monts, ayant pris par force le château de Villane, et tout ce qui était dedans ayant été mis en pièces par la furie des soldats, hormis le Capitaine et l'enseigne, il les fit pendre et étrangler pour cette même raison : Comme fit aussi le Capitaine Martin du Bellay lors gouverneur de Turin, en cette même contrée, le Capitaine de S. Bony : le reste de ses gens ayant été massacré à la prise de la place. Mais d'autant que le jugement de la valeur et faiblesse du lieu, se prend par l'estimation et contrepoids des forces qui l'assaillent (car tel s'opiniâtrerait justement contre deux coulevrines, qui ferait l'enragé d'attendre trente canons) ou se met encore en conte la grandeur du Prince conquérant, sa réputation, le respect qu'on lui doit : il y a danger qu'on presse un peu la balance de ce côté là. Et en advient par ces mêmes termes, que tels ont si grande opinion d'eux et de leurs moyens, que ne leur semblant raisonnable qu'il y ait rien digne de leur faire tête, ils passent le couteau par tout où ils trouvent résistance, autant que fortune leur dure : Comme il se voit par les formes de sommation et défi, que les Princes d'Orient et leurs successeurs, qui sont encore, ont en usage, fière, hautaine et pleine d'un commandement barbaresque.

Et au quartier par où les Portugais écornèrent les Indes, ils trouvèrent des états avec cette loi universelle et inviolable, que tout ennemi vaincu par le Roy en présence, ou par son Lieutenant est hors de composition de rançon et de merci.

Ainsi sur tout il se faut garder qui peut, de tomber entre les mains d'un Juge ennemi, victorieux et armé.

Essais 1, ch 13

CHAPITRE XIII
Cérémonie de l'entrevue des Rois

IL n'est sujet si vain, qui ne mérite un rang en cette rapsodie. A nos règles communes, ce serait une notable discourtoisie et à l'endroit d'un pareil, et plus à l'endroit d'un grand, de faillir à vous trouver chez vous, quand il vous aurait averti d'y devoir venir : Voire ajoutait la Royne de Navarre Marguerite a ce propos, que c'était incivilité à un Gentilhomme de partir de sa maison, comme il se fait le plus souvent, pour aller au devant de celui qui le vient trouver, pour grand qu'il soit : et qu'il est plus respectueux et civil de l'attendre, pour le recevoir, ne fut que de peur de faillir sa route : et qu'il suffit de l'accompagner à son partement.

Pour moi j'oublie souvent l'un et lautre de ces vains offices : comme je retranche en ma maison autant que je puis de la cérémonie. Quelqu'un s'en offense : qu'y ferais-je ? Il vaut mieux que je l'offense pour une fois, que moi tous les jours : ce serait une sujetion continuelle. A quoi faire fuit-on la servitude des cours, si on l'entraîne jusques en sa tanière ?

C'est aussi une règle commune en toutes assemblées, qu'il touche aux moindres de se trouver les premiers à l'assignation, d'autant qu'il est mieux dû aux plus apparents de se faire attendre. Toutesfois à l'entrevue qui se dressa du Pape Clement, et du Roy François à Marseille, le Roy y aiant odonné les apprêts nécessaires, s'éloigna de la ville, et donna loisir au Pape de deux ou trois jours pour son entrée et refraîchissement, avant qu'il le vint trouver. Et de même à l'entrée aussi du Pape et de l'Empereur à Boulogne, l'Empereur donna moyen au Pape d'y être le premier et y survint après lui. C'est, disent-ils, une cérémonie ordinaire aux abouchemens de tels Princes, que le plus grand soit avant les autres au lieu assigné, voire avant celui chez qui se fait l'assemblée : et le prennent de ce biais, que c'est afin que cette apparence témoigne, que c'est le plus grand que les moindres vont trouver, et le recherchent, non pas lui eux.

Non seulement chaque pays, mais chaque cité et chaque vacation a sa civilité particulière : J'y ai été assez soigneusement dressé en mon enfance, et ai vécu en assez bonne compagnie, pour n'ignorer pas les lois de la nôtre Françoise : et en tiendrais école. J'aime à les ensuivre, mais non pas si couardement, que ma vie en demeure contrainte. Elles ont quelques formes pénibles, lesquelles pourvu qu'on oublie par discrétion, non par erreur, on n'en a pas moins de grâce. J'ai vu souvent des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie.

C'est au demeurant une très-utile science que la science de l'entregent. Elle est, comme la grâce et la beauté, conciliatrice des premiers abords de la societé et familiarité : et par conséquent nous ouvre la porte à nous instruire par les exemples d'autrui, et à exploiter et produire notre exemple, s'il a quelque chose d'instruisant et communicable.

Essais 1, ch 12

CHAPITRE XII
De la constance

LA loi de la résolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous devions couvrir, autant qu'il est en notre puissance, des maux et inconvéniens qui nous menassent, ni par conséquent d'avoir peur qu'ils nous surprennent. Au rebours, tous moyens honnêtes de se garantir des maux, sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance se joue principalement à porter de pied ferme, les inconvéniens où il n'y a point de remède. De manière qu'il n'y a souplesse de corps, ni mouvement aux armes de main, que nous trouvions mauvais, s'il sert à nous garantir du coup qu'on nous rue.

Plusieurs nations très-belliqueuses se servaient en leurs faits d'armes, de la fuite, pour avantage principal, et montraient le dos à l'ennemi plus dangereusement que leur visage.

Les Turcs en retiennent quelque chose.

Et Socrates en Platon se moque de Laches, qui avait défini la fortitude, se tenir ferme en son rang contre les ennemis. Quoi, fait-il, serait ce donc lâcheté de les battre en leur faisant place ? Et lui allègue Homere, qui loue en Æneas la science de fuir. Et par ce que Laches se ravisant, avoue cet usage aux Scythes, et en fin généralement à tous gens de cheval : il lui allègue encore l'exemple des gens de pied Lacedemoniens (nation sur toutes duitte à combattre de pied ferme) qui en la journée de Platées, ne pouvant ouvrir la phalange Persienne, s'avisèrent de s'écarter et sier arrière : pour, par l'opinion de leur fuite, faire rompre et dissoudre cette masse, en les poursuivant. Par où ils se donnèrent la victoire.

Touchant les Scythes, on dit d'eux, quand Darius alla pour les subjuguer, qu'il manda à leur Roy force reproches, pour le voir toujours reculant devant lui, et gauchissant la mêlée. A quoi Indathyrsez (car ainsi se nommait-il) fit réponse, que ce n'était pour avoir peur de lui, ni d'homme vivant : mais que c'était la façon de marcher de sa nation : n'ayant ni terre cultivée, ni ville, ni maison à défendre, et à craindre que l'ennemi en put faire profit. Mais s'il avait si grand faim d'en manger, qu'il approchât pour voir le lieu de leurs anciennes sépultures, et que là il trouverait à qui parler tout son saoul.

Toutefois aux canonnades, depuis qu'on leur est planté en butte, comme les occasions de la guerre portent souvent, il est méséant de s'ébranler pour la menace du coup : d'autant que par sa violence et vitesse nous le tenons inévitable : et en y a meint un qui pour avoir ou haussé la main, ou baissé la teste, en a pour le moins apprêté à rire à ses compagnons.

Si est-ce qu'au voyage que l'Empereur Charles cinquième fit contre nous en Provence, le Marquis de Guast étant allé recognaître la ville d'Arle, et s'étant jetté hors du couvert d'un moulin à vent, à la faveur duquel il s'était approché, fut apperçu par les Seigneurs de Bonneval et Seneschal d'Agenois, qui se promenaient sus le théâtre aux arènes : lesquels l'ayant montré au Sieur de Villiers Commissaire de l'artillerie, il braqua si à propos une coulevrine, que sans ce que ledict Marquis voyant mettre le feu se lança à quartier, il fut tenu qu'il en avait dans le corps. Et de même quelques années auparavant, Laurent de Medicis, Duc d'Urbin, père de la Royne mère du Roy, assiégeant Mondolphe, place d'Italie, aux terres qu'on nomme du Vicariat, voyant mettre le feu à une pièce qui le regardait, bien lui servit de faire la cane : car autrement le coup, qui ne lui rasa que le dessus de la tête, lui donnait sans doute dans l'estomac. Pour en dire le vrai, je ne crois pas que ces mouvements se fissent avec discours : car quel jugement pouvez-vous faire de la mire haute ou basse en chose si soudaine ? et est bien plus aisé à croire, que la fortune favorisa leur frayeur : et que ce serait moyen une autre fois aussi bien pour se jeter dans le coup, que pour l'éviter.

Je ne me puis défendre si le bruit éclatant d'une harquebusade vient à me fraper les oreilles à l'imprévu, en lieu où je ne le dusse pas attendre, que je n'en tressaille : ce que j'ai vu encore avenir à d'autres qui valent mieux que moi.

Ni n'entendent les Stoiciens, que l'âme de leur sage puisse résister aux premières visions et fantaisies qui lui surviennent : ains comme à une subjection naturelle consentent qu'il cède au grand bruit du ciel, ou d'une ruine, pour exemple, jusques à la pâleur et contraction : Ainsi aux autres passions, pourvu que son opinion demeure sauve et entière, et que l'assiette de son discours n'en souffre atteinte ni altération quelconque, et qu'il ne prête nul consentement à son effroi et souffrance. De celui qui n'est pas sage, il en va de même en la première partie, mais tout autrement en la seconde. Car l'impression des passions ne demeure pas en lui superficielle : ains va pénétrant jusques au siège de sa raison, l'infectant et la corrompant. Il juge selon icelles, et s'y conforme. Voyez bien disertement et plainement l'état du sage Stoique :

Mens immota manet, lacrymæ volvuntur inanes.

Le sage Peripateticien ne s'exempte pas des perturbations, mais il les modère.

Essais 1, ch 11

CHAPITRE XI
Des Prognostications

QUANT aux oracles, il est certain que bonne pièce avant la venue de Jésus Christ, ils avaient commencé à perdre leur crédit : car nous voyons que Cicéro se met en peine de trouver la cause de leur défaillance. Et ces mots sont à lui : Cur isto modo jam oracula Delphis non eduntur, non modo nostra ætate, sed jamdiu, ut nihil possit esse contemptius ? Mais quant aux autres prognostics, qui se tiraient de l'anatomie des bêtes aux sacrifices auxquels Platon attribue en partie la constitution naturelle des membres internes d'icelles, du trépignement des poulets, du vol des oiseaux, Aves quasdam rerum augurandarum causa natas esse putamus, des foudres, du tournoiement des rivières, Multa cernunt aruspices, multa augures provident, multa oraculis declarantur, multa vaticinationibus, multa somniis, multa portentis, et autres sur lesquels l'ancienneté appuyait la plupart des entreprises, tant publiques que privées ; notre Religion les a abolies. Et encore qu'il reste entre nous quelques moyens de divination és astres, és esprits, és figures du corps, és songes, et ailleurs  notable exemple de la forcenée curiosité de notre nature, s'amusant à préoccuper les choses futures, comme si elle n'avait pas assez affaire à digérer les présentes :

cur hanc tibi rector Olympi
Sollicitis visum mortalibus addere curam,
Noscant venturas ut dira per omina clades.
Sit subitum quodcunque paras, sit cæca futuri
Mens hominum fati, liceat sperare timenti.

Ne utile quidem est scire quid futurum sit : Miserum est enim nihil proficientem angi. Si est-ce qu'elle est de beaucoup moindre autorité.

Voilà pourquoi l'exemple de François Marquis de Sallusse m'a semblé remarquable : car Lieutenant du Roy François en son armée delà les monts, infiniment favorisé de notre cour, et obligé au Roy du Marquisat mêmes, qui avait été confisqué de son frère : au reste ne se présentant occasion de le faire, son affection même y contredisant, se laissa si fort épouvanter, comme il a été averé, aux belles prognostications qu'on faisait lors courir de tous côtés à l'avantage de l'Empereur Charles cinquième, et à notre désavantage (mêmes en Italie, où ces folles prophéties avaient trouvé tant de place, qu'à Rome fut baillée grande somme d'argent au change, pour cette opinion de notre ruine) qu'après s'être souvent condolu à ses privés, des maux qu'il voyait inévitablement préparés à la couronne de France, et aux amis qu'il y avait, se révolta, et changea de parti : à son grand dommage pourtant, quelque constellation qu'il y eut. Mais il s'y conduisit en homme combatu de diverses passions : car ayant et villes et forces en sa main, l'armée ennemie sous Antoine de Leve à trois pas de lui, et nous sans soupçon de son fait, il estait en lui de faire pis qu'il ne fit. Car pour sa trahison nous ne perdîmes ni homme, ni ville que Fossan : encore après l'avoir long temps contestée.

Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus,
Ridétque si mortalis ultra
Fas trepidat.
Ille potens sui
Lætusque deget, cui licet in diem
Dixisse, vixi, cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro.
Lætus in præsens animus, quod ul
tra est,
Oderit curare.

Et ceux qui croient ce mot au contraire, le croient à tort. Ista sic reciprocantur, ut Et si divinatio sit, dii sint : Et si dii sint, sit divinatio. Beaucoup plus sagement Pacuvius :

Nam istis qui linguam avium intelligunt,
Plusque ex alieno jecore sapiunt, quam ex suo,
Magis audiendum quam auscultandum censeo.

Cette tant celébrée art de deviner des Toscans naquit ainsi. Un laboureur perçant de son coultre profondément la terre, en veid sourdre Tages demi-dieu, d'un visage enfantin, mais de sénile prudence. Chacun y accourut, et furent ses paroles et science recueillie et conservée à plusieurs siècles, contenant les principes et moyens de cet art. Naissance conforme à son progrès.

J'aimerais bien mieux régler mes affaires par le sort des dés que par ces songes.

Et de vrai en toutes républiques on a toujours laissé bonne part d'autorité au sort. Platon en la police qu'il forge à discrétion, lui attribue la décision de plusieurs effects d'importance, et veut entre autres choses, que les mariages se fassent par sort entre les bons. Et donne si grand poids à cette élection fortuite, que les enfans qui en naissent, il ordonne qu'ils soient nourris au païs : ceux qui naissent des mauvais, en soient mis hors : Toutefois si quelqu'un de ces bannis venait par cas d'adventure à montrer en croissant quelque bonne espérance de soi, qu'on le puisse rappeller, et exiler aussi celui d'entre les retenus, qui montrera peu d'espérance de son adolescence.

J'en vois qui étudient et glosent leurs Almanacs, et nous en allèguent l'autorité aux choses qui se passent. A tant dire, il faut qu'ils dient et la verité et le mensonge. Quis est enim, qui totum diem jaculans, non aliquando conlineet ? Je ne les estime de rien mieux, pour les voir tomber en quelque rencontre. Ce serait plus de certitude s'il y avait règle et vérité à mentir toujours. Joint que personne ne tient registre de leurs mescontes, d'autant qu'ils sont ordinaires et infinis : et fait-on valoir leurs divinations de ce qu'elles sont rares, incroyables, et prodigieuses. Ainsi répondit Diagoras, qui fut surnommé l'Athée, étant en la Samothrace, à celui qui en lui montrant au Temple force voeux et tableaux de ceux qui avaient échappé le naufrage, lui dit : Et bien vous, qui pensez que les Dieux mettent à nonchaloir les choses humaines, que dittes vous de tant d'hommes sauvés par leur grace ? Il se fait ainsi, répondit-il : Ceux là ne sont pas peints qui sont demeurés noyés, en bien plus grand nombre. Cicéro dit, que le seul Xenophanes Colophonien entre tous les Philosophes, qui ont avoué les Dieux, a essayé de déraciner toute sorte de divination. D'autant est-il moins de merveille, si nous avons vu par fois à leur dommage, aucunes de nos ames principesques s'arrêter à ces vanités.

Je voudrais bien avoir reconnu de mes yeux ces deux merveilles, du livre de Joachim Abbé Calabrois, qui prédisait tous les Papes futurs ; leurs noms et formes : Et celui de Leon l'Empereur qui prédisait les Empereurs et Patriarches de Grèce. Ceci ai-je reconnu de mes yeux, qu'és confusions publiques, les hommes étonnés de leur fortune, se vont rejettant, comme à toute superstition, à rechercher au ciel les causes et menaces anciennes de leur malheur : et y sont si étrangement heureux de mon temps, qu'ils m'ont persuadé, qu'ainsi que c'est un amusement d'esprits aigus et oisifs, ceux qui sont duicts à cette subtilité de les replier et dénouer, seraient en tous écrits capables de trouver tout ce qu'ils y demandent. Mais sur tout leur prête beau jeu, le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophétique, auquel leurs autheurs ne donnent aucun sens clair, afin que la postérité y en puisse appliquer de tel qu'il lui plaira.

Le démon de Socrates était à l'avanture certaine impulsion de volonté, qui se presentait à lui sans le conseil de son discours. En une âme bien épurée, comme la sienne, et preparée par continu exercice de sagesse et de vertu, il est vraisemblale que ces inclinations, quoi que téméraires et indigestes, étaient toujours importantes et dignes d'être suivies. Chacun sent en soi quelque image de telles agitations d'une opinion prompte, véhémente et fortuite. C'est à moi de leur donner quelque authorité, qui en donne si peu à notre prudence. Et en ai eu de pareillement faibles en raison, et violentes en persuasion, ou en dissuasion, qui était plus ordinaire à Socrates, auxquelles je me laissai emporter si utilement et heureusement, qu'elles pourraient être jugées tenir quelque chose d'inspiration divine.

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Essais 1, ch 9

CHAPITRE IX
Des Menteurs

IL n'est homme à qui il sise si mal de se mêler de parler de mémoire. Car je n'en reconnais quasi trace en moi : et ne pense qu'il y en ait au monde, une autre si merveilleuse en défaillance. J'ai toutes mes autres parties viles et communes, mais en cette-là je pense être singulier et très-rare, et digne de gagner nom et réputation.

Outre l'inconvénient naturel que j'en souffre (car certes, vu sa nécessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante déesse) si en mon pays on veut dire qu'un homme n'a point de sens, ils disent, qu'il n'a point de mémoire : et quand je me plains du défaut de la mienne : ils me reprennent et mescroient, comme si je m'accusais d'être insensé : Ils ne voient pas de choix entre mémoire et entendement. C'est bien empirer mon marché : Mais ils me font tort : car il se voit par expérience plutôt au rebours, que les mémoires excellentes se joignent volontiers aux jugements débiles. Ils me font tort aussi en ceci, qui ne sait rien si bien faire qu'être ami, que les mêmes paroles qui accusent ma maladie, représentent l'ingratitude. On se prend de mon affection à ma mémoire, et d'un défaut naturel, on en fait un défaut de conscience. Il a oublié, dit-on, cette prière ou cette promesse : il ne se souvient point de ses amis : il ne s'est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l'amour de moi. Certes je puis aisément oublier : mais de mettre à nonchalloir la charge que mon ami m'a donnée, je ne le fais pas. Qu'on se contente de ma misère, sans en faire une espèce de malice : et de la malice autant ennemie de mon humeur.

Je me console aucunement. Premièrement sur ce, que c'est un mal duquel principalement j'ai tiré la raison de corriger un mal pire, qui se fut facilement produit en moi : Savoir est l'ambition, car cette défaillance est insupportable à qui s'empêtre des négociations du monde. Que comme disent plusieurs pareils exemples du progrès de nature, elle a volontiers fortifié d'autres facultés en moi, à mesure que cette-ci s'est affaiblie, et irait facilement couchant et alanguissant mon esprit et mon jugement, sur les traces d'autrui, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions étrangères m'étaient présentes par le bénéfice de la mémoire. Que mon parler en est plus court : Car le magasin de la mémoire, est volontiers plus fourni de matière, que n'est celui de l'invention. Si elle m'eut tenu bon, j'eusse assourdi tous mes amis de babil : les sujets éveillant cette telle quelle faculté que j'ai de les manier et employer, échauffant et attirant mes discours. C'est pitié : je l'essaye par la preuve d'aucuns de mes privés amis : à mesure que la mémoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arrière leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté : s'il ne l'est pas, vous êtes à maudire ou l'heur de leur mémoire, ou le malheur de leur jugement. Et c'est chose difficile, de fermer un propos, et de le couper depuis qu'on est arroutté. Et n'est rien, où la force d'un cheval se connaisse plus, qu'à faire un arrêt rond et net. Entre les pertinents mêmes, j'en vois qui veulent et ne se peuvent défaire de leur course. Ce pendant qu'ils cherchent le point de clore le pas, ils s'en vont balivernant et traînant comme des hommes qui défaillent de faiblesse. Sur tout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passées demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redites. J'ai vu des récits bien plaisants, devenir très-ennuyeux, en la bouche d'un seigneur, chacun de l'assistance en ayant été abreuvé cent fois. Secondement qu'il me souvient moins des offenses reçues, ainsi que disait cet ancien. Il me faudrait un protocole, comme Darius, pour n'oublier l'offense qu'il avait reçue des Athéniens, faisait qu'un page à tous les coups qu'il se mettait à table, lui vint rechanter par trois fois à l'oreille, Sire, souvenez vous des Athéniens, et que les lieux et les livres que je revois, me rient toujours d'une fraîche nouvelleté.

Ce n'est pas sans raison qu'on dit, que qui ne se sent point assez ferme de mémoire, ne se doit pas mêler d'être menteur. Je sais bien que les grammairiens font différence, entre dire mensonge, et mentir : et disent que dire mensonge, c'est dire chose fausse, mais qu'on a pris pour vraie, et que la définition du mot de mentir en Latin, d'où notre Français est parti, porte autant comme aller contre sa conscience : et que par conséquent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu'ils savent, desquels je parle. Or ceux ici, ou ils inventent marc et tout, ou ils déguisent et altèrent un fonds véritable. Lors qu'ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce même conte, il est mal-aisé qu'ils ne se déferrent : par ce que la chose, comme elle est, s'étant logée la première dans la mémoire, et s'y étant empreinte, par la voie de la connaissance et de la science, il est mal-aisé qu'elle ne se représente à l'imagination, délogeant la fausseté, qui n'y peut avoir le pied si ferme, ni si rassis : et que les circonstances du premier aprentissage, se coulant à tous coups dans l'esprit, ne fassent perdre le souvenir des pièces raportées fausses ou abâtardies. En ce qu'ils inventent tout à fait, d'autant qu'il n'y a nulle impression contraire, qui choque leur fausseté, ils semblent avoir d'autant moins à craindre de se méconter. Toutefois encore ceci, par ce que c'est un corps vain, et sans prise, échappe volontiers à la mémoire, si elle n'est bien assurée. Dequoi j'ai souvent vu l'expérience, et plaisamment, aux dépens de ceux qui font profession de ne former autrement leur parole, que selon qu'il sert aux affaires qu'ils négocient, et qu'il plaît aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances à quoi ils veulent asservir leur foi et leur conscience, étant sujettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se diversifie quand et quand : d'où il advient que de même chose, ils disent, tantôt gris, tantôt jaune : à tel homme d'une sorte, à tel d'une autre : et si par fortune ces hommes rapportent en butin leurs instructions si contraires, que devient ce bel art ? Outre ce qu'imprudemment ils se déferrent eux-mêmes si souvent : car quelle mémoire leur pourrait suffire à se souvenir de tant de diverses formes, qu'ils ont forgées en un même sujet ? J'ai vu plusieurs de mon temps, envier la réputation de cette belle sorte de prudence : qui ne voient pas, que si la réputation y est, l'effet n'y peut être.

En verité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connaissions l'horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d'autres crimes. Je trouve qu'on s'amuse ordinairement à châtier aux enfants des erreurs innocentes, très mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actions téméraires, qui n'ont ni impression ni suite. La menterie seule, et un peu au dessous, l'opiniâtreté, me semblent être celles desquelles on devrait à toute instance combattre la naissance et le progrès, elles croissent quand et eux : et depuis qu'on a donné ce faux train à la langue, c'est merveille combien il est impossible de l'en retirer. Par où il advient, que nous voyons des honnêtes hommes d'ailleurs, y être sujets et asservis. J'ai un bon garçon de tailleur, à qui je n'ouïs jamais dire une verité, non pas quand elle s'offre pour lui servir utilement.

Si comme la vérité, le mensonge n'avait qu'un visage, nous serions en meilleurs termes : car nous prendrions pour certain l'opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la varité a cent mille figures, et un champ indéfini.

Les Pythagoriens font le bien certain et fini, le mal infini et incertain. Mille routes dévient du blanc : une y va. Certes je ne m'assure pas, que je puisse venir à bout de moi, à garantir un danger évident et extrême, par une effrontée et solenne mensonge.

Un ancien père dit, que nous sommes mieux en la compagnie d'un chien connu, qu'en celle d'un homme, duquel le langage nous est inconnu. Ut externus alieno non sit hominis vice. Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence ?

Le Roy François premier, se vantait d'avoir mis au rouet par ce moyen, Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforce Duc de Milan, homme très-fameux en science de parlerie. Cettui-ci avait été dépêché pour excuser son maître envers sa Majesté, d'un fait de grande conséquence ; qui était tel. Le Roy pour maintenir toujours quelques intelligences en Italie, d'où il avait été dernièrement chassé, même au Duché de Milan, avait avisé d'y tenir près du Duc un Gentilhomme de sa part, ambassadeur par effet, mais par apparence homme privé, qui fit la mine d'y être pour ses affaires particulières : d'autant que le Duc, qui dépendait beaucoup plus de l'Empereur (lors principalement qu'il était en traité de mariage avec sa nièce, fille du Roy de Danemark, qui est à présent douairière de Lorraine) ne pouvait découvrir avoir aucune pratique et conférence avec nous, sans son grand intérêt. A cette commission, se trouva propre un Gentil-homme Milannois, écuyer d'écurie chez le Roy, nommé Merveille. Cettui-ci dépêché avec lettres secrètes de créance, et instructions d'ambassadeur ; et avec d'autres lettres de recommendation envers le Duc, en faveur de ses affaires particulières, pour le masque et la montre, fut si long temps auprès du Duc, qu'il en vint quelque ressentiment à l'Empereur : qui donna cause à ce qui s'ensuivit après, comme nous pensons : Ce fut, que sous couleur de quelque meurtre, voila le Duc qui lui fait trancher la tête de belle nuit, et son procès fait en deux jours. Messire Francisque étant venu près d'une longue déduction contrefaite de cette histoire ; car le Roy s'en était adressé, pour demander raison, à tous les Princes de Chrétienneté, et au Duc même : fut ouï aux affaires du matin, et ayant établi pour le fondement de sa cause, et dressé à cette fin, plusieurs belles apparences du fait : Que son maître n'avait jamais pris notre homme, que pour gentil-homme privé, et sien sujet, qui était venu faire ses affaires à Milan, et qui n'avait jamais vécu là sous autre visage : désavouant même avoir su qu'il fut en état de la maison du Roy, ni connu de lui, tant s'en faut qu'il le prit pour ambassadeur. Le Roy à son tour le pressant de diverses objections et demandes, et le chargeant de toutes parts, l'accula en fin sur le point de l'exécution faite de nuit, et comme à la dérobée. A quoi le pauvre homme embarrassé, répondit, pour faire l'honnête, que pour le respect de sa Majesté, le Duc eut été bien marri, que telle exécution se fut faite de jour. Chacun peut penser, comme il fut relevé, s'étant si lourdement coupé, à l'endroit d'un tel nez que celui du Roy François.

Le Pape Jule second, ayant envoyé un ambassadeur vers le Roy d'Angleterre, pour l'animer contre le Roy François, l'ambassadeur ayant été ouï sur sa charge, et le Roy d'Angleterre s'étant arrêté en sa réponse, aux difficultés qu'il trouvait à dresser les préparatifs qu'il faudrait pour combattre un Roy si puissant, et en alléguant quelques raisons : l'ambassadeur répliqua mal à propos, qu'il les avait aussi considérées de sa part, et les avait bien dites au Pape. De cette parole si éloignée de sa proposition, qui était de le pousser incontinent à la guerre, le Roy d'Angleterre prit le premier argument de ce qu'il trouva depuis par effet, que cet ambassadeur, de son intention particulière pendait du côté de France, et en ayant averti son maître, ses biens furent confisqués, et ne tint à guère qu'il n'en perdit la vie.

Essais 1, ch 10

CHAPITRE X
Du parler prompt ou tardif

Onc ne furent à tous toutes graces données.

AUSSI voyons nous qu'au don d'éloquence, les uns ont la facilité et la promptitude, et ce qu'on dit, le boutehors si aisé, qu'à chaque bout de champ ils sont prêts : les autres plus tardifs ne parlent jamais rien qu'élaboré et prémédité. Comme on donne des règles aux dames de prendre les jeux et les exercices du corps, selon l'avantage de ce qu'elles ont le plus beau. Si j'avais à conseiller de mêmes, en ces deux divers avantages de l'éloquence, de laquelle il semble en notre siècle, que les prêcheurs et les avocats fassent principale profession, le tardif serait mieux prêcheur, ce me semble, et l'autre mieux avocat : Par ce que la charge de celui-là lui donne autant qu'il lui plaît de loisir pour se preparer ; et puis sa carrière se passe d'un fil et d'une suite, sans interruption : là où les commodités de l'avocat le pressent à toute heure de se mettre en lice : et les réponses imprévues de sa partie adverse, le rejettent de son branle, où il lui faut sur le champ prendre nouveau parti.

Si est-ce qu'à l'entrevue du Pape Clément et du Roy François à Marseille, il advint tout au rebours, que monsieur Poyet, homme toute sa vie nourri au barreau, en grande réputation, ayant charge de faire la harangue au Pape, et l'ayant de longue main pourpensée, voire, à ce qu'on dit, apportée de Paris toute prête, le jour même qu'elle devait être prononcée, le Pape se craignant qu'on lui tint propos qui put offenser les ambassadeurs des autres Princes qui étaient autour de lui, manda au Roy l'argument qui lui semblait être le plus propre au temps et au lieu, mais de fortune, tout autre que celui, sur lequel monsieur Poyet s'était travaillé : de façon que sa harangue demeurait inutile, et lui en fallait promptement refaire une autre. Mais s'en sentant incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal du Bellay en prit la charge.

La part de l'Avocat est plus difficile que celle du Prêcheur : et nous trouvons pourtant ce m'est avis plus de passables Avocats que Prêcheurs, au moins en France.

Il semble que ce soit plus le propre de l'esprit, d'avoir son opération prompte et soudaine, et plus le propre du jugement, de l'avoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s'il n'a loisir de se préparer : et celui aussi, à qui le loisir ne donne avantage de mieux dire, ils sont en pareil degré d'étrangeté. On récite de Severus Cassius, qu'il disait mieux sans y avoir pensé : qu'il devait plus à la fortune qu'à sa diligence : qu'il lui venait à profit d'être troublé en parlant : et que ses adversaires craignaient de le piquer, de peur que la colère ne lui fit redoubler son éloquence. Je connais par expérience cette condition de nature, qui ne peut soutenir une véhémente préméditation et laborieuse : si elle ne va gayement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aucuns ouvrages qu'ils puent à l'huile et à la lampe, pour certaine âpreté et rudesse, que le travail imprime en ceux où il a grande part. Mais outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de l'âme trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et l'empêche, ainsi qu'il advient à l'eau, qui par force de se presser de sa violence et abondance, ne peut trouver issue en un goulet ouvert.

En cette condition de nature, de quoi je parle, il y a quant et quant aussi cela, qu'elle demande à être non pas ébranlée et piquée par ces passions fortes, comme la colère de Cassius, (car ce mouvement serait trop âpre) elle veut être non pas secouée, mais sollicitée : elle veut être échauffée et réveillée par les occasions étrangères, présentes et fortuites. Si elle va toute seule, elle ne fait que traîner et languir : l'agitation est sa vie et sa grâce.

Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition : le hasard y a plus de droit que moi, l'occasion, la compagnie, le branle même de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n'y trouve lors que je le sonde et emploie à part moi.

Ainsi les paroles en valent mieux que les écrits, s'il y peut avoir choix où il n'y a point de prix.

Ceci m'advient aussi, que je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre, que par l'inquisition de mon jugement. J'auray élancé quelque subtilité en écrivant. J'entends bien, mornée pour un autre, affilée pour moi. Laissons toutes ces honnêtetés. Cela se dit par chacun selon sa force. Je l'ai si bien perdue que je ne sais ce que j'ai voulu dire : et l'a l'étranger découverte parfois avant moi. Si je portais le rasoir par tout où cela m'advient, je me déferais tout. Le rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois, plus apparent que celui du midi : et me fera étonner de ma hésitation. 

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Essais 1, ch 8

CHAPITRE VIII
De l'Oysiveté

COMME nous voyons des terres oisives, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d'herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assujettir et employer à certaines semences, pour notre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pièces de chair informes, mais que pour faire une génération bonne et naturelle, il les faut embesogner d'une autre semence : ainsi est-il des esprits, si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et contraigne, ils se jettent déréglés, par-ci par là, dans le vague champ des imaginations.

Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahenis
Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunæ,
Omnia pervolitat latè loca, jamque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti.
(Comme l'eau tremblante d'un vase de bronze
reflète les rayons du soleil et la face de la lune,
la lumière vole partout, s'élève dans les airs
frappe les plafonds lambrisés. )

Et n'est folie ni rêverie, qu'ils ne produisent en cette agitation,

velut ægri somnia, vanæ 
Finguntur species. 
(Ils se créent des chimères
Comme les songes des malades)

L'âme qui n'a point de but établi, elle se perd : Car comme on dit, c'est n'être en aucun lieu, que d'être par tout.

Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat.

Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrai, ne me mêler d'autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-mêmes, et s'arrêter et rasseoir en soi : Ce que j'espérais qu'il put meshuy faire plus aisément, devenu avec le temps, plus pesant, et plus mûr : Mais je trouve,

variam semper dant otia mentem,

qu'au rebours faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus de carrière à soi-mêmes, qu'il ne prenait pour autrui : et m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté, j'ai commencé de les mettre en rôle : espérant avec le temps, lui en faire honte à lui mêmes.

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Essais 1, ch 7

CHAPITRE VII
Que l'intention juge nos actions

LA mort, dit-on, nous acquitte de toutes nos obligations. J'en sais qui l'ont pris en diverse façon. Henry septième Roy d'Angleterre fit composition avec Dom Philippe fils de l'Empereur Maximilian, ou pour le confronter plus honorablement, père de l'Empereur Charles cinquième, que ledit Philippe remettait entre ses mains le Duc de Suffolk de la Rose blanche, son ennemi, lequel s'en était fui et retiré au Pays Bas, moyennant qu'il promettait de n'attenter rien sur la vie dudit Duc : toutefois venant à mourir, il commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain après qu'il serait décédé.

Dernièrement en cette tragédie que le Duc d'Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes de Horne et d'Aiguemond, il y eut tout plein de choses remarquables : et entre autres que ledit Comte d'Aiguemond, sous la foi et assurance duquel le Comte de Horne s'était venu rendre au Duc d'Albe, requit avec grande instance, qu'on le fit mourir le premier : afin que sa mort l'affranchît de l'obligation qu'il avait audit Comte de Horne. Il semble que la mort n'ait point déchargé le premier de sa foi donnée, et que le second en était quitte, mêmes sans mourir. Nous ne pouvons être tenus au delà de nos forces et de nos moyens. A cette cause, par ce que les effets et exécutions ne sont aucunement en notre puissance, et qu'il n'y a rien en bon escient en notre puissance, que la volonté : en celle là se fondent par necessité et s'établissent toutes les règles du devoir de l'homme. Par ainsi le Comte d'Aiguemond tenant son âme et volonté endettée à sa promesse, bien que la puissance de l'effectuer ne fût pas en ses mains, était sans doute absous de son devoir, quand il eut survécu le Comte de Horne. Mais le Roy d'Angleterre faillant à sa parole par son intention, ne se peut excuser pour avoir retardé jusque après sa mort l'exécution de sa déloyauté : Non plus que le maçon de Hérodote, lequel ayant loyalement conservé durant sa vie le secret des trésors du Roy d'Egypte son maître, mourant les découvrit à ses enfans.

J'ai vu plusieurs de mon temps convaincus par leur conscience retenir de l'autrui, se disposer à y satisfaire par leur testament et après leur décès. Ils ne font rien qui vaille. Ni de prendre terme à chose si pressante, ni de vouloir rétablir une injure avec si peu de leur ressentiment et interêt. Ils doivent du plus leur. Et d'autant qu'ils payent plus pesamment, et incommodément : d'autant en est leur satisfaction plus juste et méritoire. La pénitence demande à charger.

Ceux là font encore pis, qui réservent la déclaration de quelque haineuse volonté envers le proche à leur dernière volonté, l'ayant cachée pendant la vie. Et montrent avoir peu de soin du propre honneur, irritant l'offensé à l'encontre de leur mémoire : et moins de leur conscience, n'ayant pour le respect de la mort même, su faire mourir leur maltalent : et en étendant la vie outre la leur. Iniques juges, qui remettent à juger alors qu'ils n'ont plus connaissance de cause.

Je me garderai, si je puis, que ma mort dise chose, que ma vie n'ait premièrement dit et apertement.

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Essais ch 6

CHAPITRE VI
L'heure des parlemens dangereuse

TOUTES-FOIS je vis dernièrement en mon voisinage de Mussidan, que ceux qui en furent délogés à force par notre armée, et autres de leur parti, criaient comme de trahison, de ce que pendant les entremises d'accord, et le traité se continuant encore, on les avait surpris et mis en pièces. Chose qui eut eu à l'aventure apparence en autre siècle ; mais, comme je viens de dire, nos façons sont entièrement éloignées de ces règles : et ne se doit attendre fiance des uns aux autres, que le dernier s(c)eau d'obligation n'y soit passé : encore y a il lors assez affaire.

Et a toujours été conseil hasardeux, de fier à la licence d'une armée victorieuse l'observation de la foi, qu'on a donnée à une ville, qui vient de se rendre par douce et favorable composition, et d'en laisser sur la chaude, l'entrée libre aux soldats. L(ucius) Æmylius Regillus Prêteur Romain, ayant perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocées à force, pour la singulière prouesse des habitants à se bien défendre, fit pache avec eux, de les recevoir pour amis du peuple Romain, et d'y entrer comme en ville confédérée : leur ôtant toute crainte d'action hostile. Mais y ayant quand et lui introduit son armée, pour s'y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance, quelque effort qu'il y employât, de tenir la bride à ses gens : et vit devant ses yeux fourrager bonne partie de la ville : les droits de l'avarice et de la vengeance, suppéditant ceux de son autorité et de la discipline militaire.

Cléomènes disait, que quelque mal qu'on puisset faire aux ennemis en guerre, cela estait par dessus la justice, et non sujet à icelle, tant envers les dieux, qu'envers les hommes : et ayant fait trève avec les Argiens pour sept jours, la troisième nuit après il les alla charger tous endormis, et les défit, alleguant qu'en sa trève il n'avait pas été parlé des nuits : Mais les dieux vengèrent cette perfide subtilité.

Pendant le Parlement, et qu'ils musaient sur leurs sûretés, la ville de Casilinum fut saisie par surprise. Et cela pourtant au siècle et des plus justes Capitaines et de la plus parfaite milice Romaine : Car il n'est pas dit, qu'en temps et lieu il ne soit permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis, comme nous faisons de leur lâcheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de privilèges raisonnables au préjudice de la raison. Et ici faut la règle, neminem id agere, ut ex alterius prædetur inscitia. (on ne doit pas chercher à profiter de l'ignorance d'autrui)

Mais je m'étonne de l'étendue que Xénophon leur donne, et par les propos, et par divers exploits de son parfait Empereur : auteur de merveilleux poids en telles choses, comme grand Capitaine et Philosophe des premiers disciples de Socrates, et ne consens pas à la mesure de sa dispense en tout et par tout.

Monsieur d'Aubigny assiégeant Capoue, et après y avoir fait une furieuse batterie, le Seigneur Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer de dessus un bastion, et ses gens faisants plus molle garde, les nôtres s'en emparèrent, et mirent tout en pieces. Et de plus fresche memoire à Yvoy, le seigneur Julian Rommero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlementer avec Monsieur le Connétable, trouva au retour sa place saisie. Mais afin que nous ne nous en allions pas sans revanche, le Marquis de Pesquaire assiégeant Gênes, ou le Duc Octavian Fregose commandait sous notre protection, et l'accord entre eux ayant été poussé si avant, qu'on le tenait pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols s'étans coulés dedans, en usèrent comme en une victoire plénière : et depuis à Ligny en Barrois, où le Comte de Brienne commandait, l'Empereur l'ayant assiegé en personne, et Bertheuille Lieutenant dudit Comte étant sorti pour parlementer, pendant le parlement la ville se trouva saisie.

Fu il vincer sempre mai laudabil cosa,
Vincasi o per fortuna o per ingegno,
(Vaincre est toujours chose louable,
Que ce soit par chance ou par ingéniosité)

disent-ils : Mais le Philosophe Chrysippus n'eut pas été de cet avis : et moi aussi peu. Car il disait que ceux qui courent à l'envie, doivent bien employer toutes leurs forces à la vistesse, mais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur leur adversaire pour l'arrêter : ni de lui tendre la jambe, pour le faire choir.

Et plus généreusement encore ce grand Alexandre, à Polypercon, qui lui (per)suadait de se servir de l'avantage que l'obscurité de la nuit lui donnait pour assaillir Darius. Point, dit-il, ce n'est pas à moi de chercher des victoires dérobées : malo me fortunæ poeniteat, quam victoriæ pudeat. (je préfère souffrir de la fortune, que d'avoir honte de ma victoire)

Atque idem fugientem haud est dignatus Orodem
Sternere, nec jacta cæcum dare cuspide vulnus :
Obvius, adversoque occurrit, seque viro vir
Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis.
(Il ne daigna pas frapper Orode dans sa fuite
Ni le blesser d'une lance qu'il ne verrait pas
Il courut vers lui, et le confronta face à face
Il ne gagna pas par la ruse, mais par les armes)



Saturday, December 13, 2008

Essais, Ch 5

CHAPITRE V
Si le chef d'une place assiegee, doit sortir pour parlementer

LUCIUS MARCIUS Légat des Romains, en la guerre contre Perséus, Roy de Macédoine, voulant gagner le temps qu'il lui fallait encore à mettre en point son armée, sema des entregets d'accord, desquels le Roy endormi accorda trève pour quelques jours fournissant par ce moyen son ennemi d'opportunité et loisir pour s'armer : d'où le Roy encourut sa dernière ruine. Si est-ce, que les vieux du Sénat, mémoratifs des moeurs de leurs pères, accusèrent cette pratique, comme ennemie de leur style ancien : qui fut, disaient-ils, combattre de vertu, non de finesse, ni par surprises et rencontres de nuit, ni par fuites apostées, et recharges inopinées : n'entreprenant guerre, qu'après l'avoir dénoncée, et souvent après avoir assigné l'heure et lieu de la bataille. De cette conscience ils renvoyèrent à Pyrrhus son traître Médecin, et aux Phalisques leur déloyal maître d'école. C'étaient les formes vraiement Romaines, non de la Grecque subtilité et astuce Punique, ou le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut servir pour le coup : mais celui seul se tient pour surmonté, qui sait l'avoir été ni par ruse, ni de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une franche et juste guerre. Il appert bien par ce langage de ces bonnes gens, qu'ils n'avaient encore reçu cette belle sentence :

dolus an virtus quis in hoste requirat ?

Les Achaïens, dit Polybe, detestaient toute voie de tromperie en leurs guerres, n'estimant victoire, sinon où les courages des ennemis sont abbatus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam, quæ salva fide, et integra dignitate parabitur, dit un autre :

Vos ne velit, an me regnare hera : quidve ferat fors
Virtute experiamur.

Au Royaume de Ternate, parmi ces nations que si à pleine bouche nous appelons Barbares, la coutume porte, qu'ils n'entreprennent guerre sans l'avoir denoncée : y ajoutant ample déclaration des moyens qu'ils ont à y employer, quels, combien d'hommes, quelles munitions, quelles armes, offensives et défensives. Mais aussi cela fait, ils se donnent loi de se servir à leur guerre, sans reproche, de tout ce qui aide à vaincre.

Les anciens Florentins étaient si éloignés de vouloir gagner avantage sur leurs ennemis par surprise, qu'ils les avertissaient un mois avant que de mettre leur exercite aux champs, par le continuel son de la cloche qu'ils nommaient, Martinella.

Quant à nous moins superstitieux, qui tenons celui avoir l'honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui après Lysander, disons que, où la peau du Lyon ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du Renard, les plus ordinaires occasions de surprise se tirent de cette pratique : et n'est heure, disons nous, où un chef doive avoir plus l'oeil au guet, que celle des parlements et traités d'accord. Et pour cette cause, c'est une règle en la bouche de tous les hommes de guerre de notre temps, Qu'il ne faut jamais que le gouverneur en une place assiègée sorte lui même pour parlementer. Du temps de nos pères cela fut reproché aux seigneurs de Montmord et de l'Assigni, défendant Mouson contre le Conte de Nansau. Mais aussi à ce conte, celui là serait excusable, qui sortirait en telle façon, que la sûreté et l'avantage demeurât de son côté : Comme fit en la ville de Regge, le Comte Guy de Rangon (s'il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit que ce fut lui même) lors que le Seigneur de l'Escut s'en approcha pour parlementer : car il abandonna de si peu son fort, qu'un trouble s'étant ému pendant ce parlement, non seulement Monsieur de l'Escut et sa troupe, qui était approchée avec lui, se trouva le plus faible, de façon qu'Alexandre Trivulce y fut tué, mais lui même fut contraint, pour le plus sûr, de suivre le Comte, et se jetter sur sa foi à l'abri des coups dans la ville.

Eumenes en la ville de Nora pressé par Antigonus qui l'assiègeait, de sortir pour lui parler, alléguant que c'était raison qu'il vînt devers lui, attendu qu'il était le plus grand et le plus fort : après avoir fait cette noble réponse : Je n'estimerai jamais homme plus grand que moi, tant que j'aurai mon épée en ma puissance, n'y consentit, qu'Antigonus ne lui eut donné Ptolomæus son propre neveu otage, comme il demandait.

Si est-ce qu'encore en y a-il, qui se sont trèsbien trouvés de sortir sur la parole de l'aissaillant : Témoin Henry de Vaux, Chevalier Champenois, lequel étant assiègé dans le Château de Commercy par les Anglais, et Barthélémy de Bonnes, qui commandait au siège, ayant par dehors fait saper la plupart du Château, si qu'il ne restait que le feu pour accabler les assiègés sous les ruines, somma ledit Henry de sortir à parlementer pour son profit, comme il fit lui quatrième ; et son évidente ruine lui ayant été montrée à l'oeil, il s'en sentit singulièrement obligé à l'ennemi : à la discrétion duquel, après qu'il se fut rendu et sa troupe, le feu étant mis à la mine, les étançons de bois venus à faillir, le Château fut emporté de fond en comble.

Je me fie aisément à la foi d'autrui : mais mal-aisément le ferai-je, lors que je donnerais à juger l'avoir plutôt fait par désespoir et faute de coeur, que par franchise et fiance de sa loyauté.


***
Texte original ici.

Wednesday, December 10, 2008

Essais, Ch 4

CHAPITRE IV
Comme l'ame descharge ses passions
sur des objects faux, quand les vrais luy defaillent

UN gentilhomme des nôtres merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l'usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s'en prendre ; et que s'écriant et maudissant tantôt le cervelat, tantôt la langue de boeuf et le jambon, il s'en sentait d'autant allégé. Mais en bon escient, comme le bras étant haussé pour frapper, il nous deult si le coup ne rencontre, et qu'il aille au vent : aussi que pour rendre une vue plaisante, il ne faut pas qu'elle soit perdue et écartée dans le vague de l'air, ains qu'elle ait butte pour la soutenir à raisonnable distance,

Ventus ut amittit vires, nisi robore densæ
Occurrant silvæ spatio diffusus inani,

de même il semble que l'âme ébranlee et émue se perde en soi-même, si on ne lui donne prise : et faut toujours lui fournir d'objet où elle s'abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise légitime, plutôt que de demeurer en vain, s'en forge ainsi une fausse et frivole. Et nous voyons que l'âme en ses passions se pipe plutôt elle même, se dressant un faux sujet et fantastique, voire contre sa propre créance, que de n'agir contre quelque chose.

Ainsi emporte les bêtes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer, qui les a blessées : et à se venger à belles dents sur soi-mêmes du mal qu'elles sentent,

Pannonis haud aliter post ictum sævior ursa
C
ui jaculum parva Lybis amentavit habena,
Se rotat in vulnus, telùmque irata receptum
Impetit, Et secum fugientem circuit hastam.

Quelles causes n'inventons nous des malheurs qui nous adviennent ? à quoi ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu déchires, ni la blancheur de cette poitrine, que despitée tu bats si cruellement, qui ont perdu d'un malheureux plomb ce frère bien aimé : prends t'en ailleurs. Livius parlant de l'armée Romaine en Espagne, aprés la perte des deux frères ses grands Capitaines, Flere omnes repente, et offensare capita. C'est un usage commun. Et le Philosophe Bion, de ce Roy, qui de deuil s'arrachait le poil, fut plaisant, Cetuy-cy pense-il que la pelade soulage le deuil ? Qui n'a vu mâcher et engloutir les cartes, se gorger d'une balle de dés, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? Xerxes fouetta la mer, et écrivit un cartel de défi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à se venger de la rivière de Gyndus, pour la peur qu'il avait eu en la passant : et Caligula ruina une trèsbelle maison, pour le plaisir que sa mère y avait eu.

Le peuple disait en ma jeunesse, qu'un Roy de nos voisins, ayant reçu de Dieu une bastonnade, jura de s'en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priât, ni parlât de lui, ni autant qu'il était en son autorité, qu'on ne crût en lui. Par où on voulait peindre non tant la sottise, que la gloire naturelle à la nation, dequoi était le compte. Ce sont vices toujours conjoints : mais telles actions tiennent, à la verité, un peu plus encore d'outrecuidance, que de bêtise.

Augustus Cesar ayant été battu de la tempête sur mer, se prit à défier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit ôter son image du rang où elle était parmi les autres dieux, pour se venger de lui. Enquoi il est encore moins excusable, que les précédents, et moins qu'il ne fut depuis, lors qu'ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il allait de colère et de désespoir, choquant sa tête contre la muraille, en s'écriant, Varus rends moi mes soldats : car ceux là surpassent toute folie, d'autant que l'impiété y est jointe, qui s'en adressent à Dieu mêmes, ou à la fortune, comme si elle avait des oreilles sujettes à notre batterie. A l'exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou éclaire, se mettent à tirer contre le ciel d'une vengeance Titanienne, pour ranger Dieu à raison, à coups de flèche. Or, comme dit cet ancien Poète chez Plutarque,

Point ne se faut courroucer aux affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos choleres.

Mais nous ne dirons jamais assez d'injures au dérèglement de notre esprit.

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Monday, December 8, 2008

Essais, Ch 3

CHAPITRE III
Nos affections s'emportent au delà de nous

CEUX qui accusent les hommes d'aller toujours béant après les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents, et nous rasseoir en ceux-là : comme n'ayant aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n'avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs : s'ils osent appeller erreur, chose à quoi nature même nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d'autres, cette imagination fausse, plus jalouse de notre action, que de notre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au delà. La crainte, le désir, l'espérance, nous élancent vers l'avenir : et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius.

Ce grand précepte est souvent allegué en Platon, « Fais ton fait, et te connais. » Chacun de ces deux membres enveloppe généralement tout notre devoir : et semblablement enveloppe son compagnon. Qui aurait à faire son fait, verrait que sa première leçon, c'est connaître ce qu'il est, et ce qui lui est propre. Et qui se connaît, ne prend plus l'étranger fait pour le sien : s'aime, et se cultive avant toute autre chose : refuse les occupations superflues, et les pensées, et propositions inutiles. Comme la folie quand on lui octroiera ce qu'elle desire, ne sera pas contente : aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, ne se déplaît jamais de soi.

Epicurus dispense son sage de la prévoyance et souci de l'avenir.

Entre les lois qui regardent les trépassés, celle ici me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à être examinées après leur mort : Ils sont compagnons, sinon maîtres des lois : ce que la Justice n'a pu sur leurs têtes, c'est raison qu'elle l'ait sur leur réputation, et biens de leurs successeurs : choses que souvent nous préférons à la vie. C'est une usance qui apporte des commodités singulières aux nations où elle est observée, et désirable à tous bons Princes : qui ont à se plaindre de ce, qu'on traite la mémoire des méchants comme la leur. Nous devons la subjection et obéissance également à tous Rois : car elle regarde leur office : mais l'estimation, non plus que l'affection, nous ne la devons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre politique de les souffrir patiemment, indignes : de celer leurs vices : d'aider de notre recommandation leurs actions indifférentes, pendant que leur auctorité a besoin de notre appui. Mais notre commerce fini, ce n'est pas raison de refuser à la justice, et à notre liberté, l'expression de nos vrais ressentiments. Et nommément de refuser aux bons sujects, la gloire d'avoir révérémment et fidèlement servi un maître, les imperfections duquel leur étaient si bien connues : frustrant la posterité d'un si utile exemple. Et ceux, qui, par respect de quelque obligation privée, épousent iniquement la mémoire d'un Prince mesloüable, font justice particulière aux dépends de la justice publique. Titus Livius dit vrai, que le langage des hommes nourris sous la Royauté, est toujours plein de vaines ostentations et faux témoignages : chacun élevant indifféremment son Roi, à l'extrême ligne de valeur et grandeur souveraine.

On peut réprouver la magnanimité de ces deux soldats, qui répondirent à Neron, à sa barbe, l'un enquit de lui, pourquoi il lui voulait mal : Je t'aimais quand tu le valais : mais depuis que tu es devenu parricide, boutefeu, bateleur, cochier, je te hais, comme tu mérites. L'autre, pourquoi il le voulait tuer ; Par ce que je ne trouve autre remède à tes continuels maléfices. Mais les publics et universels témoignages, qui après sa mort ont été rendus, et le seront à tout jamais, à lui, et à tous méchans comme lui, de ses tiranniques et vilains déportements, qui de sain entendement les peut réprouver ?

Il me déplaît, qu'en une si sainte police que la Lacédémonienne, se fût mêlée une si feinte cérémonie à la mort des Rois. Tous les confédéres et voisins, et tous les Ilotes, hommes, femmes, pêle-mêle, se découpaient le front, pour témoignage de deuil : et disaient en leurs cris et lamentations, que celui là, quel qu'il eût été, estait le meilleur Roi de tous les leurs : attribuant au rang, le lot qui appartenait au mérite ; et, qui appartient au premier mérite, au postrême et dernier rang. Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert sur le mot de Solon, Que nul avant mourir ne peut être dit heureux, Si celui-là même, qui a vécu, et qui est mort à souhait, peut être dit heureux, si sa renommée va mal, si sa posterité est misérable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par préoccupation où il nous plaît : mais étant hors de l'être, nous n'avons aucune communication avec ce qui est. Et serait meilleur de dire à Solon, que jamais homme n'est donc heureux, puis qu'il ne l'est qu'après qu'il n'est plus.

Quisquam
Vix radicitus è vita se tollit, et ejicit :
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec removet satis à projecto corpore sese, et
Vindicat.

Bertrand du Glesquin mourut au siège du château de Rancon, près du Puy en Auvergne : les assiégés s'étant rendus après, furent obligés de porter les clefs de la place sur le corps du trépassé.

Barthelemy d'Alviane, Général de l'armée des Vénitiens, étant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant été rapporté à Venise par le Véronais, terre ennemie la plupart de ceux de l'armée étaient d'avis, qu'on demandât sauf-conduit pour le passage à ceux de Vérone : mais Théodore Trivulce y contredit ; et choisit plutôt de le passer par vive force, au hasard du combat : n'étant convenable, disait-il, que celui qui en sa vie n'avait jamais eu peur de ses ennemis, étant mort fit démonstration de les craindre.

De vrai, en chose voisine, par les lois Grecques, celui qui demandait à l'ennemi un corps pour l'inhumer, renonçait à la victoire, et ne lui était plus loisible d'en dresser trophée : à celui qui en était requis, c'était titre de gain. Ainsi perdit Nicias l'avantage qu'il avait nettement gagné sur les Corinthiens : et au rebours, Agesilaus assura celui qui lui était bien douteusement acquis sur les Bæotiens.

Ces traits se pourraient trouver étranges, s'il n'étoit reçu de tout temps, non seulement d'étendre le soin de nous, au delà cette vie, mais encore de croire, que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau, et continuent à nos reliques. Dequoi il y a tant d'exemples anciens, laissant à part les nôtres, qu'il n'est besoin que je m'y étende. Edouard premier Roi d'Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d'entre lui et Robert Roy d'Escosse, combien sa présence donnait d'avantage à ses affaires, rapportant toujours la victoire de ce qu'il entreprenait en personne ; mourant, obligea son fils par solennel serment, à ce qu'étant tréassé, il fit bouillir son corps pour déprendre sa chair d'avec les os, laquelle il fit enterrer : et quant aux os, qu'il les réservât pour les porter avec lui, et en son armée, toutes les fois qu'il lui adviendrait d'avoir guerre contre les Écossais : comme si la destinée avoit fatalement attaché la victoire à ses membres.

Jean Vischa, qui troubla la Bohème pour la défence des erreurs de VViclef, voulut qu'on l'écorchât après sa mort, et de sa peau qu'on fit un tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis : estimant que cela aiderait à continuer les avantages qu'il avait eues aux guerres, par lui conduites contre eux. Certains Indiens portaient ainsi au combat contre les Espagnols ; les ossements d'un de leurs Capitaines, en considération de l'heure qu'il avait eu en vivant. Et d'autres peuples en ce même monde, traînent à la guerre les corps des vaillans hommes, qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d'encouragement.

Les premiers exemples ne réservent au tombeau, que la réputation acquise par leurs actions passées : mais ceux-ci y veulent encore mêler la puissance d'agir. Le fait du Capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d'une harquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la mêlée, répondit qu'il ne commencerait point sur sa fin à tourner le dos à l'ennemi : et ayant combattu autant qu'il eut de force, se sentant défaillir, et échapper du cheval, commanda à son maître d'hôtel, de le coucher au pied d'un arbre : mais que ce fût en façon qu'il mourût le visage tourné vers l'ennemi : comme il fit.

Il me faut ajouter cet autre exemple aussi remarquable pour cette considération, que nul des precédents. L'Empereur Maximilian bisayeul du Roy Philippes, qui est à présent, estait Prince doué de tout plein de grandes qualités, et entre autres d'une beauté de corps singulière : mais parmi ces humeurs, il avait cette ci bien contraire à celle des Princes, qui pour dépêcher les plus importants affaires, font leur trône de leur chaire percée : c'est qu'il n'eut jamais valet de chambre, si privé, à qui il permit de le voir en sa garderobe : Il se dérobait pour tomber de l'eau, aussi religieux qu'une pucelle à ne découvrir ni à Medecin ni à qui que ce fût les parties qu'on a accoutumé de tenir cachées. Moi qui ai la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette honte : Si ce n'est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, je ne communique guère aux yeux de personne, les membres et actions, que notre coustume ordonne être couvertes : J'y souffre plus de contrainte que je n'estime bien séant à un homme, et sur tout à un homme de ma profession : Mais lui en vint à telle superstition, qu'il ordonna par paroles expresses de son testament, qu'on lui attachât des caleçons, quand il serait mort. Il devait ajouter par codicille, que celui qui les lui monterait eût les yeux bandés. L'ordonnance que Cyrus fait à ses enfans, que ni eux, ni autre, ne voie et touche son corps, après que l'âme en sera séparée : je l'attribue à quelque sienne dévotion : Car et son Historien et lui, entre leurs grandes qualités, ont semé par tout le cours de leur vie, un singulier soin et révérence à la religion.

Ce conte me déplut, qu'un grand me fit d'un mien allié, homme assez connu et en paix et en guerre. C'est que mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extrêmes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernières avec un soin véhément, à disposer l'honneur et la cérémonie de son enterrement : et somma toute la noblesse qui le visitait, de lui donner parole d'assister à son convoi. A ce Prince même, qui le vit sur ces derniers traits, il fit une instante supplication que sa maison fût commandée de s'y trouver ; employant plusieurs exemples et raisons, à prouver que c'était chose qui appartenait à un homme de sa sorte : et sembla expirer content ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution, et ordre de sa montre. Je n'ai guère vu de vanité si persévérante.

Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n'ai point aussi faute d'exemple domestique, me semble germaine à cette-ci : d'aller se soignant et passionnant à ce dernier point, à régler son convoi, à quelque particulière et inusitée parcimonie, à un serviteur et une lanterne. Je voi louer cett'humeur, et l'ordonnance de Marcus Æmylius Lepidus, qui défendit à ses héritiers d'employer pour lui les cérémonies qu'on avait accoutumé en telles choses. Est-ce encore tempérance et frugalité, d'éviter la dépense et la volupté, desquelles l'usage et la connaissance nous est imperceptible ? Voilà une aisée réformation et de peu de coût. S'il estait besoin d'en ordonner, je serai d'advis, qu'en celle là, comme en toutes actions de la vie, chacun en rapportât la règle, au degré de sa fortune. Et le Philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis, de mettre son corps où ils aviseront pour le mieux : et quant aux funérailles, de les faire ni superflues ni mécaniques. Je lairrais purement la coutume ordonner de cette cérémonie, et m'en remettrai à la discrétion des premiers à qui je tomberai en charge. Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris. Et est saintement dit à un saint : Curatio funeris, conditio sepulturæ, pompa exequiarum, magis sunt vivorum solatia, quàm subsidia mortuorum. Pourtant Socrates à Criton, qui sur l'heure de sa fin lui demande, comment il veut être enterré : Comme vous voudrez, répond-il. Si j'avais à m'en empêcher plus avant, je trouverais plus galand, d'imiter ceux qui entreprennent vivant et respirant, jouir de l'ordre et honneur de leur sépulture : et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui sachent réjouir et gratifier leur sens par l'insensibilité, et vivre de leur mort !

A peu, que je n'entre en haine irréconciliable contre toute domination populaire : quoi qu'elle me semble la plus naturelle et équitable : quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple Athénien : de faire mourir sans rémission, et sans les vouloir seulement ouïr en leurs défenses, ces braves capitaines, venants de gagner contre les Lacédémoniens la bataille navale près les Isles Arginenses : la plus contestée, la plus forte bataille, que les Grecs aient onques donnée en mer de leurs forces : par ce qu'après la victoire, ils avaient suivi les occasions que la loi de la guerre leur presentait, plutôt que de s'arrêter à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette exécution plus odieuse, le fait de Diomédon. Cettui ci est l'un des condamnés, homme de notable vertu, et militaire et politique : lequel se tirant avant pour parler, après avoir ouï l'arrêt de leur condamnation, et trouvant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s'en servir au bien de sa cause, et à découvrir l'évidente iniquité d'une si cruelle conclusion, ne représenta qu'un soin de la conservation de ses juges : priant les Dieux de tourner ce jugement à leur bien, et à fin que, par faute de rendre les voeux que lui et ses compagnons avaient voué, en reconnaissance d'une si illustre fortune, ils n'attirassent l'ire des Dieux sur eux : les avertissant quels voeux c'étaient. Et sans dire autre chose, et sans marchander, s'achemina de ce pas courageusement au supplice. La fortune quelques années après les punit de même pain soupe. Car Chabrias capitaine général de leur armée de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis Admiral de Sparte, en l'isle de Naxe, perdit le fruit tout net et content de sa victoire, très-important à leurs affaires, pour n'encourir le malheur de cet exemple, et pour ne perdre peu de corps morts de ses amis, qui flottaient en mer ; laissa voguer en sauveté un monde d'ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition.

Quoeris, quo jaceas, post obitum, loco ?
Quo non nata jacent.

Cet autre redonne le sentiment du repos, à un corps sans âme,

Neque sepulcrum, quo recipiat, habeat portum corporis :
Ubi, remissa humana vita, corpus requiescat à malis.

Tout ainsi que nature nous fait voir, que plusieurs choses mortes ont encore des relations occultes à la vie. Le vin s'altère aux caves, selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de venaison change d'état aux saloirs et de goût, selon les lois de la chair vive, à ce qu'on dit.

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