Thursday, December 18, 2008

Essais 1, ch 7

CHAPITRE VII
Que l'intention juge nos actions

LA mort, dit-on, nous acquitte de toutes nos obligations. J'en sais qui l'ont pris en diverse façon. Henry septième Roy d'Angleterre fit composition avec Dom Philippe fils de l'Empereur Maximilian, ou pour le confronter plus honorablement, père de l'Empereur Charles cinquième, que ledit Philippe remettait entre ses mains le Duc de Suffolk de la Rose blanche, son ennemi, lequel s'en était fui et retiré au Pays Bas, moyennant qu'il promettait de n'attenter rien sur la vie dudit Duc : toutefois venant à mourir, il commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain après qu'il serait décédé.

Dernièrement en cette tragédie que le Duc d'Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes de Horne et d'Aiguemond, il y eut tout plein de choses remarquables : et entre autres que ledit Comte d'Aiguemond, sous la foi et assurance duquel le Comte de Horne s'était venu rendre au Duc d'Albe, requit avec grande instance, qu'on le fit mourir le premier : afin que sa mort l'affranchît de l'obligation qu'il avait audit Comte de Horne. Il semble que la mort n'ait point déchargé le premier de sa foi donnée, et que le second en était quitte, mêmes sans mourir. Nous ne pouvons être tenus au delà de nos forces et de nos moyens. A cette cause, par ce que les effets et exécutions ne sont aucunement en notre puissance, et qu'il n'y a rien en bon escient en notre puissance, que la volonté : en celle là se fondent par necessité et s'établissent toutes les règles du devoir de l'homme. Par ainsi le Comte d'Aiguemond tenant son âme et volonté endettée à sa promesse, bien que la puissance de l'effectuer ne fût pas en ses mains, était sans doute absous de son devoir, quand il eut survécu le Comte de Horne. Mais le Roy d'Angleterre faillant à sa parole par son intention, ne se peut excuser pour avoir retardé jusque après sa mort l'exécution de sa déloyauté : Non plus que le maçon de Hérodote, lequel ayant loyalement conservé durant sa vie le secret des trésors du Roy d'Egypte son maître, mourant les découvrit à ses enfans.

J'ai vu plusieurs de mon temps convaincus par leur conscience retenir de l'autrui, se disposer à y satisfaire par leur testament et après leur décès. Ils ne font rien qui vaille. Ni de prendre terme à chose si pressante, ni de vouloir rétablir une injure avec si peu de leur ressentiment et interêt. Ils doivent du plus leur. Et d'autant qu'ils payent plus pesamment, et incommodément : d'autant en est leur satisfaction plus juste et méritoire. La pénitence demande à charger.

Ceux là font encore pis, qui réservent la déclaration de quelque haineuse volonté envers le proche à leur dernière volonté, l'ayant cachée pendant la vie. Et montrent avoir peu de soin du propre honneur, irritant l'offensé à l'encontre de leur mémoire : et moins de leur conscience, n'ayant pour le respect de la mort même, su faire mourir leur maltalent : et en étendant la vie outre la leur. Iniques juges, qui remettent à juger alors qu'ils n'ont plus connaissance de cause.

Je me garderai, si je puis, que ma mort dise chose, que ma vie n'ait premièrement dit et apertement.

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