Wednesday, December 10, 2008

Essais, Ch 4

CHAPITRE IV
Comme l'ame descharge ses passions
sur des objects faux, quand les vrais luy defaillent

UN gentilhomme des nôtres merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l'usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s'en prendre ; et que s'écriant et maudissant tantôt le cervelat, tantôt la langue de boeuf et le jambon, il s'en sentait d'autant allégé. Mais en bon escient, comme le bras étant haussé pour frapper, il nous deult si le coup ne rencontre, et qu'il aille au vent : aussi que pour rendre une vue plaisante, il ne faut pas qu'elle soit perdue et écartée dans le vague de l'air, ains qu'elle ait butte pour la soutenir à raisonnable distance,

Ventus ut amittit vires, nisi robore densæ
Occurrant silvæ spatio diffusus inani,

de même il semble que l'âme ébranlee et émue se perde en soi-même, si on ne lui donne prise : et faut toujours lui fournir d'objet où elle s'abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise légitime, plutôt que de demeurer en vain, s'en forge ainsi une fausse et frivole. Et nous voyons que l'âme en ses passions se pipe plutôt elle même, se dressant un faux sujet et fantastique, voire contre sa propre créance, que de n'agir contre quelque chose.

Ainsi emporte les bêtes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer, qui les a blessées : et à se venger à belles dents sur soi-mêmes du mal qu'elles sentent,

Pannonis haud aliter post ictum sævior ursa
C
ui jaculum parva Lybis amentavit habena,
Se rotat in vulnus, telùmque irata receptum
Impetit, Et secum fugientem circuit hastam.

Quelles causes n'inventons nous des malheurs qui nous adviennent ? à quoi ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu déchires, ni la blancheur de cette poitrine, que despitée tu bats si cruellement, qui ont perdu d'un malheureux plomb ce frère bien aimé : prends t'en ailleurs. Livius parlant de l'armée Romaine en Espagne, aprés la perte des deux frères ses grands Capitaines, Flere omnes repente, et offensare capita. C'est un usage commun. Et le Philosophe Bion, de ce Roy, qui de deuil s'arrachait le poil, fut plaisant, Cetuy-cy pense-il que la pelade soulage le deuil ? Qui n'a vu mâcher et engloutir les cartes, se gorger d'une balle de dés, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? Xerxes fouetta la mer, et écrivit un cartel de défi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à se venger de la rivière de Gyndus, pour la peur qu'il avait eu en la passant : et Caligula ruina une trèsbelle maison, pour le plaisir que sa mère y avait eu.

Le peuple disait en ma jeunesse, qu'un Roy de nos voisins, ayant reçu de Dieu une bastonnade, jura de s'en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priât, ni parlât de lui, ni autant qu'il était en son autorité, qu'on ne crût en lui. Par où on voulait peindre non tant la sottise, que la gloire naturelle à la nation, dequoi était le compte. Ce sont vices toujours conjoints : mais telles actions tiennent, à la verité, un peu plus encore d'outrecuidance, que de bêtise.

Augustus Cesar ayant été battu de la tempête sur mer, se prit à défier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit ôter son image du rang où elle était parmi les autres dieux, pour se venger de lui. Enquoi il est encore moins excusable, que les précédents, et moins qu'il ne fut depuis, lors qu'ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il allait de colère et de désespoir, choquant sa tête contre la muraille, en s'écriant, Varus rends moi mes soldats : car ceux là surpassent toute folie, d'autant que l'impiété y est jointe, qui s'en adressent à Dieu mêmes, ou à la fortune, comme si elle avait des oreilles sujettes à notre batterie. A l'exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou éclaire, se mettent à tirer contre le ciel d'une vengeance Titanienne, pour ranger Dieu à raison, à coups de flèche. Or, comme dit cet ancien Poète chez Plutarque,

Point ne se faut courroucer aux affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos choleres.

Mais nous ne dirons jamais assez d'injures au dérèglement de notre esprit.

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