Thursday, December 18, 2008

Essais 1, ch 12

CHAPITRE XII
De la constance

LA loi de la résolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous devions couvrir, autant qu'il est en notre puissance, des maux et inconvéniens qui nous menassent, ni par conséquent d'avoir peur qu'ils nous surprennent. Au rebours, tous moyens honnêtes de se garantir des maux, sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance se joue principalement à porter de pied ferme, les inconvéniens où il n'y a point de remède. De manière qu'il n'y a souplesse de corps, ni mouvement aux armes de main, que nous trouvions mauvais, s'il sert à nous garantir du coup qu'on nous rue.

Plusieurs nations très-belliqueuses se servaient en leurs faits d'armes, de la fuite, pour avantage principal, et montraient le dos à l'ennemi plus dangereusement que leur visage.

Les Turcs en retiennent quelque chose.

Et Socrates en Platon se moque de Laches, qui avait défini la fortitude, se tenir ferme en son rang contre les ennemis. Quoi, fait-il, serait ce donc lâcheté de les battre en leur faisant place ? Et lui allègue Homere, qui loue en Æneas la science de fuir. Et par ce que Laches se ravisant, avoue cet usage aux Scythes, et en fin généralement à tous gens de cheval : il lui allègue encore l'exemple des gens de pied Lacedemoniens (nation sur toutes duitte à combattre de pied ferme) qui en la journée de Platées, ne pouvant ouvrir la phalange Persienne, s'avisèrent de s'écarter et sier arrière : pour, par l'opinion de leur fuite, faire rompre et dissoudre cette masse, en les poursuivant. Par où ils se donnèrent la victoire.

Touchant les Scythes, on dit d'eux, quand Darius alla pour les subjuguer, qu'il manda à leur Roy force reproches, pour le voir toujours reculant devant lui, et gauchissant la mêlée. A quoi Indathyrsez (car ainsi se nommait-il) fit réponse, que ce n'était pour avoir peur de lui, ni d'homme vivant : mais que c'était la façon de marcher de sa nation : n'ayant ni terre cultivée, ni ville, ni maison à défendre, et à craindre que l'ennemi en put faire profit. Mais s'il avait si grand faim d'en manger, qu'il approchât pour voir le lieu de leurs anciennes sépultures, et que là il trouverait à qui parler tout son saoul.

Toutefois aux canonnades, depuis qu'on leur est planté en butte, comme les occasions de la guerre portent souvent, il est méséant de s'ébranler pour la menace du coup : d'autant que par sa violence et vitesse nous le tenons inévitable : et en y a meint un qui pour avoir ou haussé la main, ou baissé la teste, en a pour le moins apprêté à rire à ses compagnons.

Si est-ce qu'au voyage que l'Empereur Charles cinquième fit contre nous en Provence, le Marquis de Guast étant allé recognaître la ville d'Arle, et s'étant jetté hors du couvert d'un moulin à vent, à la faveur duquel il s'était approché, fut apperçu par les Seigneurs de Bonneval et Seneschal d'Agenois, qui se promenaient sus le théâtre aux arènes : lesquels l'ayant montré au Sieur de Villiers Commissaire de l'artillerie, il braqua si à propos une coulevrine, que sans ce que ledict Marquis voyant mettre le feu se lança à quartier, il fut tenu qu'il en avait dans le corps. Et de même quelques années auparavant, Laurent de Medicis, Duc d'Urbin, père de la Royne mère du Roy, assiégeant Mondolphe, place d'Italie, aux terres qu'on nomme du Vicariat, voyant mettre le feu à une pièce qui le regardait, bien lui servit de faire la cane : car autrement le coup, qui ne lui rasa que le dessus de la tête, lui donnait sans doute dans l'estomac. Pour en dire le vrai, je ne crois pas que ces mouvements se fissent avec discours : car quel jugement pouvez-vous faire de la mire haute ou basse en chose si soudaine ? et est bien plus aisé à croire, que la fortune favorisa leur frayeur : et que ce serait moyen une autre fois aussi bien pour se jeter dans le coup, que pour l'éviter.

Je ne me puis défendre si le bruit éclatant d'une harquebusade vient à me fraper les oreilles à l'imprévu, en lieu où je ne le dusse pas attendre, que je n'en tressaille : ce que j'ai vu encore avenir à d'autres qui valent mieux que moi.

Ni n'entendent les Stoiciens, que l'âme de leur sage puisse résister aux premières visions et fantaisies qui lui surviennent : ains comme à une subjection naturelle consentent qu'il cède au grand bruit du ciel, ou d'une ruine, pour exemple, jusques à la pâleur et contraction : Ainsi aux autres passions, pourvu que son opinion demeure sauve et entière, et que l'assiette de son discours n'en souffre atteinte ni altération quelconque, et qu'il ne prête nul consentement à son effroi et souffrance. De celui qui n'est pas sage, il en va de même en la première partie, mais tout autrement en la seconde. Car l'impression des passions ne demeure pas en lui superficielle : ains va pénétrant jusques au siège de sa raison, l'infectant et la corrompant. Il juge selon icelles, et s'y conforme. Voyez bien disertement et plainement l'état du sage Stoique :

Mens immota manet, lacrymæ volvuntur inanes.

Le sage Peripateticien ne s'exempte pas des perturbations, mais il les modère.