Thursday, December 18, 2008

Essais 1, ch 16

CHAPITRE XVI
Un traict de quelques Ambassadeurs

J'OBSERVE en mes voyages cette pratique, pour apprendre toujours quelque chose, par la communication d'autrui (qui est une des plus belles écoles qui puisse être) de ramener toujours ceux, avec qui je confère, aux propos des choses qu'ils savent le mieux.

Basti al nocchiero ragionar de' venti,
Al bifolco dei tori, et le sue piaghe
Conti'l guerrier, conti'l pastor gli armenti.

Car il advient le plus souvent au contraire, que chacun chosit plutôt à discourir du métier d'un autre que du sien : estimant que c'est autant de nouvelle réputation acquise : témoin le reproche qu'Archidamus fit à Periander, qu'il quittait la gloire d'un bon médecin, pour acquérir celle de mauvais poète.

Voyez combien Cesar se déploie largement à nous faire entendre ses inventions à bâtire ponts et engins : et combien au prix il va se serrant, où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduite de sa milice. Ses exploits le vérifient assez capitaine excellent : il se vut faire connaître excellent ingénieur ; qualité aucunement étrangère.

Le vieil Dionysius était très grand chef de guerre, comme il convenait à sa fortune : mais il se travaillait à donner principale recommendation de soi, par la poésie : et si n'y savait guère. Un homme de vacation juridique, mené ces jours passés voir une étude fournie de toutes sortes de livres de son métier, et de tout autre métier, n'y trouva nulle occasion de s'entretenir : mais il s'arrêta à gloser rudement et magistralement une barricade logée sur la vis de l'étude, que cent capitaines et soldats reconnaîssent tous les jours, sans remarque et sans offense.

Optat ephippia bos piger, optat arare caballus.

Par ce train vous ne faites jamais rien qui vaille.

Ainsi, il faut travailler de rejetter toujours l'architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste chacun à son gibier. Et à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subjet de toutes gens, j'ai accoutumé de considérer qui en sont les écrivains : Si ce sont personnes, qui ne fassent autre profession que de lettrès, j'en apprends principalement le style et le langage : si ce sont médecins, je les crois plus volontiers en ce qu'ils nous disent de la température de l'air, de la santé et complexion des Princes, des blessures et maladies : si Jurisconsultes, il en faut prendre les controverses des droits, les lois, l'établissement des polices, et choses pareilles : si Théologiens, les affaires de l'Eglise, censures Ecclésiastiques, dispences et mariages : si courtisans, les meurs et les cérémonies : si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les déductions des exploits où ils se sont trouvés en personne : si Ambassadeurs, les menées, intelligences, et praticques, et manière de les conduire.

A cette cause, ce que j'eusse passé à un autre, sans m'y arrêter, je l'ai posé et remarqué en l'histoire du Seigneur de Langey, très-entendu en telles choses. C'est qu'après avoir conté ces belles remontrances de l'Empereur Charles cinquième, faites au consistoire à Rome, présent l'Evêque de Macon, et le Seigneur du Velly nos Ambassadeurs, où il avait mêlé plusieurs paroles outrageuses contre nous ; et entre autres, que si ses Capitaines et soldats n'étaient d'autre fidelité et suffisance en l'art militaire, que ceux du Roy, tout sur l'heure il s'attacherait la corde au col, pour lui aller demander miséricorde. Et de ceci il semble qu'il en crut quelque chose : car deux ou trois fois en sa vie depuis il lui advint de redire ces mêmes mots. Aussi qu'il défia le Roy de le combatre en chemise avec l'épée et le poignard, dans un batteau. Ledit Seigneur de Langey suivant son histoire, ajoute que lesdicts Ambassadeurs faisant une dépêche au Roy de ces choses, lui en dissimulerent la plus grande partie, mêmes lui celerent les deux articles précédents. Or j'ai trouvé bien étrange, qu'il fut en la puissance d'un Ambassadeur de dispenser sur les avertissemens qu'il doit faire à son maître, même de telle conséquence, venant de telle personne, et dits en si grand' assemblée. Et m'eut semblé l'office du serviteur être, de fidelement représenter les choses en leur entier, comme elles sont advenuës : afin que la liberté d'ordonner, juger, et choisir demeurast au maître. Car de lui alterer ou cacher la verité, de peur qu'il ne la preigne autrement qu'il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauvais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires, cela m'eut semblé appartenir à celui, qui donne la loi, non à celui qui la reçoit, au curateur et maître d'école, non à celui qui se doit penser inférieur, comme en autorité, aussi en prudence et bon conseil. Quoi qu'il en soit, je ne voudrai pas être servi de cette façon en mon petit fait.

Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque prétexte, et usurpons sur la maîtrise : chacun aspire si naturellement à la liberté et autorité, qu'au superieur nulle utilité ne doibt être si chère, venant de ceux qui le servent, comme lui doit être chère leur simple et naive obéissance.

On corrompt l'office du commander, quand on y obéit par discrétion, non par subjection. Et P. Crassus, celui que les Romains estimèrent cinq fois heureux, lors qu'il était en Asie consul, ayant mandé à un Ingénieur Grec, de lui faire mener le plus grand des deux mâts de Navire, qu'il avait vu à Athenes, pour quelque engin de batterie, qu'il en voulait faire. Cetuy cy sous titre de sa science, se donna loi de choisir autrement, et mena le plus petit, et selon la raison de art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment oui ses raisons, lui fit très-bien donner le fouet : estimant l'intérêt de la discipline plus que l'intérêt de l'ouvrage.

D'autre part pourtant on pourrait aussi considérer, que cette obeïssance si contrainte, n'appartient qu'aux commandements précis et prefix. Les Ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs parties dépend souverainement de leur disposition. Ils n'exécutent pas simplement, mais forment aussi, et dressent par leur conseil, la volonté du maître. J'ai vu en mon temps des personnes de commandement, repris d'avoir plutôt obéi aux paroles des lettres du Roy, qu'à l'occasion des affaires qui étaient près deux.

Les hommes d'entendement accusent encore aujourd'hui, l'usage des Roys de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenans, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance. Ce delai, en une si longue étendue de domination, ayant souvent apporté des notables dommages à leurs affaires.

Et Crassus, écrivant à un homme du métier, et lui donnant avis de l'usage auquel il destinait ce mât, semblait-il pas entrer en confèrence de sa déliberation, et le convier à interposer son décrêt ?